Faut-il croire avant de comprendre ?

Saint Anselme, à 28 ans, reçoit l’habit bénédictin. Vitrail à la cathédrale Saint-Corentin, Quimper. CC by sa : Thesupermat

Né à Aoste en Italie, prieur puis abbé de l’abbaye du Bec en Normandie, archevêque de Cantorbéry en 1093, d’où il connut l’exil pour sa défense des droits de l’Église, saint Anselme ouvre une nouvelle page dans l’histoire de la théologie.

Extrait

1. Et maintenant, petit homme, fuis pour un moment tes occupations, retire-toi quelque peu de l’agitation de tes pensées, rejette le poids de tes soucis, renvoie à plus tard tes pénibles obligations : occupe-toi un peu de Dieu, repose-toi un peu en lui ; entre dans la chambre de ton esprit, fais-en sortir tout ce qui n’est pas Dieu ou qui ne t’aide pas à sa quête, et une fois la porte fermée, interroge-le.
2. Maintenant, mon cœur, adresse-toi à Dieu : "Je me tourne vers ton visage ; c’est ton visage que je veux, Seigneur !" Et toi, Seigneur mon Dieu, instruis mon cœur, dis-lui où et comment te chercher, où et comment te trouver. Seigneur, si tu n’es pas ici, où te chercherais-je absent ? Mais si tu es partout, pourquoi ne te vois-je pas présent ? Certes, tu habites une lumière inaccessible, et où est-elle, cette lumière inaccessible ? Comment pourrais-je l’atteindre ? Qui m’y conduira et m’y introduira, pour que je te voie en elle ?… Que peut faire ton serviteur, tourmenté de ton amour et rejeté loin de ta face ? Je suis fait pour te voir, et je n’ai pas encore fait ce pour quoi je suis fait ! Apprends-moi à te chercher et montre-toi à celui qui te cherche, car je ne puis te chercher si tu ne me l’apprends, ni te trouver si tu ne te montres !
Saint Anselme (1033-1109), Proslogion, ch. I…III.

Dans la tradition de saint Augustin, son modèle, il associe une vaste culture, notamment philosophique, à une grande sensibilité spirituelle. À ce double titre, il est le maître de la première scolastique, celle des monastères, un siècle avant le déplacement de la pensée chrétienne vers les universités urbaines.

Charte de la pensée chrétienne

Son Proslogion (on pourrait traduire : le Préalable, au sens de préalable à toute pensée) se déroule en une cinquantaine de pages comme une fervente méditation sur l’idée même de Dieu. Jusqu’à Descartes compris, la vie intellectuelle occidentale s’y référera comme à la charte de toute pensée chrétienne, miroitement de la lumière de Dieu dans notre raison. S’il est souvent lu comme un texte philosophique, ce qu’il est assurément, il faut que ce soit au sens étymologique de sagesse, de la Sagesse de Dieu que le spirituel reçoit dans sa foi lorsqu’il «  s’occupe de Dieu et l’interroge  », même lorsque son investigation ne met en jeu que les ressources de la seule raison.

La démarche philosophique du chrétien reste de nature religieuse : la vérité ne peut être reçue que dans le recueillement : c’est dans sa rencontre au plus profond de ce que nous sommes, dans «  la chambre de ton esprit  », que le Dieu Amour se révèle Dieu Vérité, là où s’opère notre union à lui, chambre nuptiale ou «  septième demeure  » de Thérèse d’Avila cinq siècles plus tard.

«  C’est ton visage, Seigneur que je veux  » : le penseur chrétien comprend la prise de conscience qu’il est en train de vivre dans la continuité de la Révélation biblique. Car c’est Dieu et sa science qu’il interroge et qu’il écoute. Alors se forme en notre intelligence «  comme une empreinte de la science divine  », dira saint Thomas d’Aquin, la Tradition naissant alors de la même source que l’Écriture.

«  Je n’essaie pas, Seigneur, de pénétrer ta profondeur  » : l’inaccessibilité de Dieu n’est pas due à son éloignement, mais au débordement continuel de son amour inépuisable sur notre connaissance limitée – «  tu es partout !  ». Ainsi qu’à notre péché qui a détourné de Lui notre regard. Il faut donc qu’il se dise à nous pour que nous puissions le connaître – «  je ne puis te chercher si tu ne me l’apprends  ».

Il faut qu’il soit le Chemin, autant que la Vérité et la Vie. Il n’y a de pensée chrétienne que dans une volonté de sainteté. Et c’est cette recherche vitale qui anime alors la pensée : le mouvement de la connaissance épouse celui de l’Amour, qui renaît de sa propre satisfaction. On ne saisit pas la vérité : on entre en elle, et plus on la connaît, plus on désire l’approfondir. L’amour précédant toujours la connaissance, la pensée se déroule comme une exploration de la foi, c’est-à-dire comme une prise de conscience de la vérité de l’amour.

— Michel Corbin, Saint Anselme, Cerf, 2004.   

Source - France catholique