Rome (Italie)
IVe siècle
Dieu protÈge la virginitÉ d’AgnÈs qui s’est consacrÉe à lui
Le 20 janvier 305, à Rome, au plus fort de la persécution déclenchée l’année précédente par Dioclétien, durant une audience où comparaissent de nombreux chrétiens, le juge voit déférer devant lui une adolescente arrêtée à l’instant pour avoir confessé publiquement sa foi. L’enfant a douze ans et le magistrat voudrait lui épargner les rigueurs de la loi en la faisant abjurer. Constatant la vanité de ses efforts, il essaie une méthode parfois efficace avec les chrétiennes : une condamnation au lupanar. Agnès rétorque, impassible : « Ne crois pas que mon Christ soit oublieux des siens ; il ne perdra pas ma pudeur ni ne me laissera sans secours. » Sa confiance est immédiatement récompensée.
Basilique Santa Maria Gloriosa dei Frari, statue en bronze (1593). / © CC BY-SA 4.0, Didier Descouens.
Les raisons d'y croire :
- Pour la première fois, la persécution de Dioclétien s’étend à tout l’Empire et dure plus de dix ans, ce qui n’était jamais arrivé. Très organisée par les pouvoirs publics, qui veulent faire disparaître toute trace du christianisme, elle vise non seulement les fidèles qui sont mis à mort, mais aussi les archives de l’Église et les livres saints, confisqués et détruits. C’est ainsi que nous avons perdu les documents concernant les apôtres et les martyrs des premiers siècles. L’ampleur de cette persécution implique que les chrétiens, à Rome et ailleurs, ne peuvent plus, selon l’usage, acheter clandestinement aux greffiers les actes des procès des chrétiens persécutés, comme Agnès.
- Mais nous possédons d’autres documents, fiables car tirés des souvenirs de témoins des faits, recueillis dès la paix de l’Église (en 313, moins de dix ans après la mort d’Agnès) par les autorités ecclésiastiques, désireuses de comprendre les raisons de l’immense popularité de la jeune martyre. Parmi ces témoignages, celui des propres parents d’Agnès. Ces documents serviront au pape Damase, qui rédige en 364 l’épitaphe pour la tombe d’Agnès, et à l’évêque Ambroise de Milan qui, Romain de naissance et très attaché à Agnès, lui consacre de longs passages de son traité, De virginibus (À propos des vierges).
- L’on peut se fier au sérieux de Damase et d’Ambroise, premières personnalités catholiques de l’époque, qui ont rapporté scrupuleusement ce qu’ils avaient entendu dire du témoignage d’Agnès, de son procès et de sa mort.
- La condamnation au lupanar est devenue courante dès le début du IIe siècle pour les chrétiennes, et ce pour deux raisons : le droit romain interdit l’exécution d’une vierge, de sorte qu’en pareil cas, le bourreau avait obligation de violer la jeune fille, voire la fillette, avant de la tuer ; et les magistrats comprennent vite que les chrétiennes redoutent davantage les atteintes à leur chasteté que la mort. Le fait d’exposer Agnès aux convoitises des clients d’une maison de passe est donc parfaitement crédible et conforme à la pratique judiciaire de l’époque.
- L’Église a déjà démontré que la victime d’un viol ne pèche pas et que le péché ne souille que l’agresseur. Agnès et d’autres martyres le savent, comme l’atteste la réponse de l’une d’entre elles à la même époque au magistrat qui tente de la convaincre d’abjurer pour sauver sa virginité : « Tu me demandes une chose absurde ! À quoi bon rester pure pour mon Christ si, pour le rester, je dois d’abord le renier ? » Ce à quoi fait écho cette riposte d’Agnès, que tout laisse supposer authentique : « Si j’aime mon Dieu, je suis pure, si je le touche, je suis chaste, si je le possède, je suis vierge. Au demeurant, ne crois pas le Christ si oublieux des siens qu’il me laisse sans secours et permette qu’on attente à ma pudeur. »
- Agnès est une toute jeune fille que les témoins décrivent comme ravissante – détail qu’évoque Damase ; sa vertu est donc en grand péril. Agnès n’ignore pas que la plupart des chrétiennes condamnées au lupanar y meurent, lentement, dans des conditions honteuses. Il lui faut donc une foi immense et une confiance absolue dans le Christ, auquel elle a consacré sa virginité, pour affirmer qu’il ne permettra pas qu’il lui soit fait outrage.
- Le juge envoie Agnès au lupanar. À la surprise générale, personne ne s’approche de la jeune captive dénudée. L’on ne peut y voir une preuve de pitié, qui n’est pas dans les mœurs du temps ni dans celles de la clientèle. L’on a longtemps considéré avec dérision l’explication rapportée par la Tradition, selon laquelle l’ange gardien d’Agnès se serait rendu visible aux hommes qui osaient s’approcher d’elle, leur inspirant une telle peur qu’ils n’attentèrent pas à sa pudeur.
- Or, ce genre de protection angélique, autrefois admise, semble en effet, selon certains témoignages récents, tout à fait plausible. Ainsi, dans les années 1980, à New York, une jeune femme avait échappé à un violeur en série sévissant dans son quartier après avoir fait appel au secours de son ange gardien. Quand elle demanda à l’homme pourquoi il ne l’avait pas agressée, elle en tira cette réponse étrange : « Vous plaisantez ? Vous avez regardé la carrure du type qui vous accompagnait ?! » Or, elle était seule et vulnérable.
- De nombreuses vies de saints attestent, jusqu’à nos jours, que les anges peuvent, en certains cas, se rendre visibles en empruntant une apparence humaine pour veiller sur celui ou celle qu’ils protègent. Il ne fait aucun doute que la foi d’Agnès, certaine que le Christ qu’elle avait choisi pour époux ne laisserait pas violenter son épouse, lui a valu une grâce de protection hors du commun.
- Le 21 janvier 305, constatant que personne ne la touche, le juge romain se décide finalement à faire égorger Agnès dans le cirque voisin, là où s’élève aujourd’hui l’église Sant’Agnese in Agone. Une autre église romaine, la basilique Sant'Agnese fuori le Mura, abrite la dépouille de sainte Agnès, au-dessus des catacombes où fut enterré le corps de la jeune martyre.
Synthèse :
Le 20 janvier 305, une jeune fille de famille aisée mais chrétienne, prénommée Agnès – nom de baptême tiré du grec agnè, qui signifie « pure », « chaste », de même racine que le latin agnus (« agneau », animal symbole de la petite martyre) –, échappe à la surveillance de sa nourrice pour assister à la comparution de chrétiens, parmi lesquels elle compte peut-être des proches. La présence silencieuse de coreligionnaires soutient le courage des témoins. Les actes des martyrs de Lyon, en 177, prouvent que, parfois, sous la motion du Saint-Esprit, un spectateur se sent appelé, lui aussi, au témoignage suprême – délit dont Agnès se rend coupable et qui lui vaut d’être interpellée et présentée au tribunal devant lequel elle renouvelle sa profession de foi.
Le juge, répugnant à condamner une enfant de douze ans, feint de croire qu’elle ne comprend pas la portée de ses actes et lui enjoint de rentrer chez elle jouer à la poupée. Suggestion que l’effrontée prend mal, répondant avec des mots et une insolence très au-dessus de ce que son âge pouvait laisser attendre. Le juge la traite alors en adulte : « Petite demoiselle, trouve-toi un gentil mari. Tu es trop jeune et jolie pour avoir envie de mourir sans avoir goûté au bonheur. » À ce conseil, Agnès réplique : « Aucun homme ne m’aura, sinon celui qui, le premier, m’a choisie […]. » C’est alors qu’en désespoir de cause, pour ne pas perdre la face, le juge l’envoie au lupanar.
La Tradition a toujours affirmé qu’Agnès fut conduite au cirque de Domitien, qui s’élevait à l’emplacement de la piazza Navona, à Rome. Elle est y exposée nue – honte qu’elle tente de cacher en dénouant ses longs cheveux pour se voiler – détail là encore évoqué par Damase, qui dit qu’elle y parvient car elle est petite et frêle. Personne ne la touche, et elle est finalement égorgée.
La popularité et la gloire d’Agnès sont immédiates, sa renommée mondiale, ses miracles éclatants, et ce dès ses obsèques, puisqu’une secousse tellurique met en fuite les émeutiers qui attaquaient son cortège funéraire. La basilique que Constantin lui fait élever via Nomentana, à l’emplacement de sa tombe, demeure l’un des sanctuaires romains les plus fréquentés.
Spécialiste de l’histoire de l’Église, postulateur d’une cause de béatification, journaliste pour de nombreux médias catholiques, Anne Bernet est l’auteur de plus d’une quarantaine d’ouvrages pour la plupart consacrés à la sainteté.
Au-delà des raisons d'y croire :
L’on connaît deux autres cas attestés où des chrétiennes condamnées à la prostitution, contemporaines d’Agnès, ont échappé à ce sort. Le premier, rendu célèbre par saint Ambroise, puis Corneille dans sa pièce Théodore, est celui de la jeune Théodora, à Alexandrie, qui s’évade grâce au dévouement du soldat chrétien Didyme, qui se fait passer pour un client et permet à sa coreligionnaire de s’échapper ; le second est celui d’un groupe de consacrées, à Ancyre (Ankara), que les habitués du lupanar laissent tranquilles parce que la plus jeune a soixante-dix ans… Dans ces récits, il n’est pas question d’intervention divine à proprement parler miraculeuse.
Aller plus loin :
Saint Ambroise, De virginibus. Disponible en ligne en diverses langues.
1000 raisons d’y croire