Alors que nous ne savons plus guère situer l’amitié dans le fatras des sentiments galvaudés, alors que l’idéologie fait d’amitiés de mêmes sexes de l’homosexualité refoulée, alors qu’amour d’amitié semble désuet, saint François de Sales, maître de vie spirituelle, nous redonne le sens profond et épuré de l’amitié vraie.
O Philothée, aimez un chacun d’un grand amour charitable, mais n’ayez point d’amitié qu’avec ceux qui peuvent communiquer avec vous de choses vertueuses ; et plus les vertus que vous mettrez en votre commerce seront exquises, plus votre amitié sera parfaite. Si vous communiquez ès sciences, votre amitié est certes fort louable ; plus encore si vous communiquez aux vertus, en la prudence, discrétion, force et justice. Mais si votre mutuelle et réciproque communication se fait de la charité, de la dévotion, de la perfection chrétienne, o Dieu ! que votre amitié sera précieuse ! Elle sera excellente parce qu’elle vient de Dieu, excellente parce qu’elle tend à Dieu, excellente parce que son lien c’est Dieu, excellente par ce qu’elle durera éternellement en Dieu. Oh ! qu’il fait bon aimer en terre comme l’on aime au ciel, et apprendre à s’entre-chérir en ce monde comme nous ferons éternellement en l’autre !
Je ne parle pas ici de l’amour simple de charité, car il doit être porté à tous les hommes ; mais je parle de l’amitié spirituelle, par laquelle deux ou trois ou plusieurs âmes se communiquent leur dévotion, leurs affections spirituelles, et se rendent un seul esprit entre elles. Qu’à bon droit peuvent chanter telles heureuses âmes : « Oh ! que voici combien il est bon et agréable que les frères habitent ensemble ! » Oui, car le baume délicieux de la dévotion distille de l’un des cœurs en l’autre par une continuelle participation, si qu’on peut dire que Dieu a répandu sur cette amitié sa bénédiction et la vie jusques aux siècles des siècles.
Il m’est avis que toutes les autres amitiés ne sont que des ombres au prix de celle-ci, et que leurs liens ne sont que des chaînes de verre ou de jayet, en comparaison de ce grand lien de la sainte dévotion qui est tout d’or.
Ne faites point d’amitié d’autre sorte, je veux dire des amitiés que vous faites : car il ne faut pas ni quitter ni mépriser pour cela les amitiés que la nature et les précédents devoirs vous obligent de cultiver, des parents, des alliés, des bienfaiteurs, des voisins et autres ; je parle de celles que vous choisissez vous-même.
Plusieurs vous diront peut-être qu’il ne faut avoir aucune sorte de particulière affection et amitié, d’autant que cela occupe le cœur, distrait l’esprit, engendre les envies : mais ils se trompent en leurs conseils ; car ils ont vu ès écrits de plusieurs saints et dévots auteurs que les amitiés particulières et affections extraordinaires nuisent infiniment aux religieux ; ils cuident que c’en soit de même du reste du monde, mais il y a bien à dire. Car attendu qu’en un monastère bien réglé le dessein commun de tous rend à la vraie dévotion, il n’est pas requis d’y faire ces particulières communications, de peur que cherchant en particulier ce qui est commun, on ne passe des particularités aux partialités ; mais quant à ceux qui sont entre les mondains et qui embrassent la vraie vertu, il leur est nécessaire de s’allier les uns aux autres par une sainte et sacrée amitié ; car par le moyen d’icelle ils s’animent, ils s’aident, ils s’entreportent au bien. Et comme ceux qui cheminent en la plaine n’ont pas besoin de se prêter la main, mais ceux qui sont ès chemins scabreux et glissants s’entretiennent l’un l’autre pour cheminer plus sûrement, ainsi ceux qui sont ès religions n’ont pas besoin des amitiés particulières, mais ceux qui sont au monde en ont nécessité pour s’assurer et secourir les uns les autres, parmi tant de mauvais passages qu’il leur faut franchir. Au monde, tous ne conspirent pas à même fin, tous n’ont pas le même esprit , il faut donc sans doute se tirer à part et faire des amitiés selon notre prétention ; et cette particularité fait voirement une partialité, mais une partialité sainte, qui ne fait aucune division, sinon celle du bien et du mal, des brebis et des chèvres, des abeilles et des frelons, séparation nécessaire.
Certes, on ne saurait nier que Notre Seigneur n’aimât d’une plus douce et, plus spéciale amitié saint Jean, le Lazare, Marthe, Madeleine, car l’Ecriture le témoigne. On sait que saint Pierre chérissait tendrement saint Marc et sainte Pétronille, comme saint Paul faisait son Timothée et sainte Thècle. Saint Grégoire Nazianzène se vante cent fois de l’amitié nonpareille qu’il eut avec le grand saint Basile, et la décrit en cette sorte :
« Il semblait qu’en l’un et l’autre de nous, il n’y eût qu’une seule âme portant deux corps. Que s’il ne faut pas croire ceux qui disent que toutes choses sont en toutes choses, si nous faut-il pourtant ajouter foi que nous étions tous deux en l’un de nous, et l’un en l’autre ; une seule prétention avions-nous tous deux, de cultiver la vertu et accommoder les desseins de notre vie aux espérances futures, sortant ainsi hors de la terre mortelle avant que d’y mourir. »
Saint Augustin témoigne que saint Ambroise aimait uniquement sainte Monique pour les rares vertus qu’il voyait en elle, et qu’elle réciproquement le chérissait comme un ange de Dieu.
Mais j’ai tort de vous amuser en chose si claire. Saint Jérôme, saint Augustin, saint Grégoire, saint Bernard et tous les plus grands serviteurs de Dieu ont eu de très particulières amitiés, sans intérêt de leur perfection. Saint Paul reprochant le détraquement des Gentils, les accuse d’avoir été gens sans affection, c’est-à-dire qui n’avaient aucune amitié. Et saint Thomas, comme tous les bons philosophes, confesse que l’amitié est une vertu : or, il parle de l’amitié particulière, puisque, comme il dit, la parfaite amitié ne peut s’étendre à beaucoup de personnes. La perfection donc ne consiste pas à n’avoir point d’amitié, mais à n’en avoir que de bonne, de sainte et sacrée.