benedictins
909
FONDATION DE CLUNY, UNE ABBAYE AU SUCCÈS INTEMPOREL
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Le 11 septembre 909 ou 910, Guillaume III, dit « le Pieux », duc des Aquitains et comte de Mâcon, faisait donation à l’abbé Bernon d’une villa, située dans la vallée de la Grosne, à trois lieues au nord-ouest de Mâcon (Saône-et-Loire). Cluny était fondée : un très haut lieu monastique de la chrétienté médiévale venait de naître.
Odon, promoteur exceptionnel. Cluny serait restée un simple établissement monastique, comme ils furent si nombreux à être créés en ce Xe siècle, si Bernon, qui avait aussi réformé Baume (Jura) et fondé Saint-Pierre de Gigny (Jura), n’avait choisi ce lieu pour sépulture. Mais plus encore, s’il n’avait appelé à lui succéder à la tête du monastère, Odon[1], moine d’origine tourangelle entré à Gigny. Odon et ses frères de Cluny se regardaient comme formant une parvula societas, « une pauvre famille ». Deux siècles plus tard, l’Ecclesia cluniacensis était constituée d’un gigantesque réseau d’abbayes, de prieurés, d’églises et de dépendances diverses qui se ramifiait jusqu’aux confins de la Chrétienté : de l’Italie du Sud jusqu’en Angleterre et en Scandinavie ; des confins du monde orthodoxe, en Pologne et en Hongrie, jusqu’aux avant-postes, face à l’Islam, dans la péninsule Ibérique et en Palestine où, à la faveur de la croisade, Cluny possédait une filiale, le monastère du Saint-Sauveur sur le Mont-Thabor. Les lointains successeurs de Bernon et d’Odon, Odilon, Hugues de Semur et Pierre le Vénérable surtout, seront des personnages de premier plan dans la Chrétienté des XIe et XIIe siècles, où les abbés de Cluny se feront les émules et parfois les protecteurs des papes.
Une situation historique remarquable. Ce développement extraordinaire, cette destinée inégalée peuvent s’expliquer par la situation historique exceptionnelle dans laquelle Cluny s’est trouvée insérée au Xe siècle[2]. Située en Bourgogne méridionale, l’abbaye est placée à la frontière de deux ensembles de l’ancien empire carolingien en pleine évolution politique : la Francie occidentale, en voie de devenir capétienne ; et la Francie orientale, où les Ottoniens puis les Saliens vont rétablir l’empire (le Saint Empire romain germanique). Mais cet essor prodigieux s’explique aussi par l’entière liberté, tant sur le plan temporel que sur le plan spirituel, dont jouit l’abbaye depuis ses origines. En effet, Guillaume d’Aquitaine avait fait don du monastère aux apôtres saint Pierre et saint Paul, le plaçant ainsi sous la dépendance et la protection directes de l’Église de Rome : c’est ce qu’on appelle l’exterritorialité. Depuis, toute une série de privilèges d’exemption vis-à-vis des pouvoirs ordinaires de l’évêque diocésain[3] étaient venus s’y ajouter, qui aboutiraient à la constitution d’un véritable corps autonome à l’intérieur de l’Église et de la société : l’Ecclesia cluniacensis (Église clunisienne).
Des abbés mémorables. Cependant le rayonnement de Cluny, son destin exceptionnel ou, si l’on préfère, « le secret de Cluny[4] », résida pour l’essentiel dans une lignée presque ininterrompue de grands abbés, dont les longs et féconds abbatiats présideront aux destinées de la grande abbaye durant près de deux siècles et demi. Leurs mérites aux yeux de Dieu et des hommes leur valurent l’auréole des bienheureux et des saints que l’Église leur conféra[5]. Ces grands abbés ont pour noms saint Odon, saint Mayeul, saint Odilon de Mercœur, saint Hugues de Semur et le bienheureux Pierre le Vénérable.
À l’école de saint Benoît...Si le succès de Cluny relève de la personnalité remarquable des abbés qui l’ont gouvernée, il est aussi attribuable à la Règle bénédictine qui fut celle des moines clunisiens. La vie de ces derniers était entièrement déterminée par la Règle de saint Benoît (RB), rédigée au début du VIe siècle. Une vie équilibrée faite de lecture, de prière et de travail. En un temps où l’insécurité des chemins en faisait un devoir strict de charité, les clunisiens développèrent aussi la pratique d’une large hospitalité, ainsi que l’exercice de l’aumône, dispensée avec une particulière générosité.Cluny fut aussi un centre culturel essentiel de l’Europe médiévale. La vie menée par les clunisiens supposait une sérieuse formation intellectuelle, tendant d’ailleurs moins à former des penseurs originaux que des hommes cultivés, comme le réclament la célébration de la liturgie et les obligations qui en découlaient pour les moines[6]. Cette existence toute orientée vers la recherche et la louange de Dieu se traduisit aussi à travers une grande sensibilité artistique, une attention portée à la beauté qui doit rejoindre les aspirations de l’âme contemplative. Cette culture du beau est l’un des traits dominants de la tradition clunisienne, comme l’écrivait dom Jean Leclercq, un des meilleurs connaisseurs de Cluny : « L’exigence du beau est partout, sa présence est partout notée, dans l’art spirituel comme dans les arts plastiques, dans l’édification des âmes comme dans celle du monastère. De tous les grands témoins de Cluny dont il soit parlé, on remarque qu’ils étaient beaux, par l’esprit, parfois même par le corps, par une démarche où se reflétaient la paix du cœur et l’ordre des pensées. […] De tels moines n’étaient point des esthètes, mais des artistes, experts en l’art d’aller à Dieu par les voies de toute beauté [7]. »
…la liturgie, prière de la louange divine. Cette exigence du beau trouva sa plus haute expression dans la liturgie, d’où le sens esthétique rejaillit sur toute l’existence du moine. La liturgie, prière de la louange divine, est en effet l’occupation principale des clunisiens. Saint Benoît avait déjà prescrit à ses disciples de ne rien préférer à l’œuvre de Dieu : Nihil operi Dei praeponatur (RB 43). Cluny reprit à son compte ce beau programme. Ce dernier allait même l’amplifier, avec une magnificence jamais atteinte, au point de faire de la place prépondérante de la liturgie dans la vie des moines la grande caractéristique du monachisme clunisien. Cette liturgie solennelle, qu’un auteur comme Bernard de Cluny décrit en des termes qui laissent transparaître son enthousiasme et son admiration, se déroulera dans le cadre grandiose de l’église de Cluny III commencée en 1088 par saint Hugues de Semur[8]. D’une ampleur impressionnante, près de 190 mètres du chevet à la galilée, c’est-à-dire l’atrium, Cluny III demeurera, jusqu’à la reconstruction de la basilique Saint-Pierre de Rome au XVIe siècle, le plus grand édifice de toute la Chrétienté. C’est après la consécration de Cluny III que le pape Urbain II confère à l’abbé de Cluny le privilège des pontificalia, habits normalement réservés aux évêques : la mitre, la dalmatique, les sandales.
Le Christ, Seigneur des clunisiens.Saint Benoît, qui demande à ses disciples de ne rien préférer à l’œuvre de Dieu, les invite pareillement à « Ne rien préférer à l’amour du Christ » (« Nihil amori Christi præponere »), (RB 4). Dès les premières lignes du Prologue de la Règle bénédictine, se dresse en effet la figure du Christ. Insistant sur sa divinité, saint Benoît voit avant tout en lui le Seigneur et le grand Roi, sous l’étendard duquel les moines sont appelés à militer en prenant « les fortes et nobles armes de l’obéissance ». C’est le même Christ qui trônait dans l’abside de l’église de Cluny III, aujourd’hui disparu, mais dont le beau Christ de la chapelle du petit prieuré de Berzé-la-Ville (Saône-et-Loire), peint à la fin de l’abbatiat de saint Hugues de Semur, vers 1100-1110, peut donner une idée, tout comme le grand Christ de l’Apocalypse, sculpté au tympan de la basilique de Vézelay (Yonne).Le Christ à Cluny est celui dont parlent les Écritures et que livre leur méditation. Il est le Christ aussi que célèbre la liturgie, et dont les mystères sont offerts, chaque année, à la contemplation des moines lors des grandes fêtes. Christologie objective donc, qui offre à la contemplation des clunisiens un « Christ intégral », dont aucun aspect du mystère n’est privilégié ni laissé de côté.
Christologie « affective ». La liturgie, qui est contemplation des mystères de la vie terrestre du Christ, de son humanité assumée et déifiée, de sa gloire et de son triomphe, conduisit aussi les moines clunisiens à une théologie et à une spiritualité de type affectif dont l'essence est l'union à Dieu. Aussi, la seconde grande caractéristique de la christologie clunisienne est d'être pénétrée d'une chaleur sensible. Christologie qui peut être à juste titre qualifiée d'« affective ». Ainsi, saint Odon donne du Christ deux aspects parfaitement complémentaires : d’une part, l’humilité, la douceur, la patience, la pauvreté du Fils de Dieu fait homme ; d’autre part, l’amour, l’affection dont il fait preuve envers l’humanité et qu’il attend d’elle en retour. La dévotion personnelle de saint Odon pour le Christ s’adresse à l'hôte intime du cœur que l'homme peut rejoindre à tout instant dans l'élan d'un amour intime[9].
Notre-Dame, « Mère de Miséricorde ». À la dévotion au Christ doit être associée la dévotion à sa Mère, très présente à Cluny, où les fêtes de la Vierge tiennent une place privilégiée dans le calendrier liturgique[10]. La Vierge est invoquée sous les deux titres de « Dame » et de « Mère de miséricorde ». C’est en s’adressant ainsi à la Mère de Dieu, O Domina et Mater misericordiae, que l’abbé saint Odon, encore adolescent, s’était confié à elle, lui remettant sa vie entre ses mains. Jean de Salerne, son biographe, a rapporté la belle histoire survenue à un moine[11]. Un jeune brigand avait été conquis par la douceur de saint Odon au cours d’un de ses voyages et était entré à Cluny où il menait une vie exemplaire. Tombé malade après quelques mois, il eut, une nuit, l’apparition d’une belle Dame entourée d’un brillant cortège.
- « Qui êtes-vous ? », lui demanda-t-il.
- « La Mère de miséricorde. »
- « Que me voulez-vous ? », ajouta-t-il.
- « Dans trois jours, à telle heure, je viendrai te chercher. »
Effectivement, le malade mourut au jour et à l’heure dits. Depuis lors, relate Jean de Salerne, saint Odon n’appelait plus Sainte Marie que la « Mère de miséricorde ». Et il n’est pas impossible que ce soit sous l’influence de Cluny qu’ait été introduit, dans les premiers mots du Salve Regina, le mot « Mater », le texte primitif portant en effet « Regina misericordiae ».
La Miséricorde Divine est bien au cœur du message de Cluny. Elle est la vraie richesse, le plus profond « secret de Cluny ». Cette sensibilité à la Miséricorde de Dieu qui se penche sur toutes les misères des hommes conduira les moines clunisiens à œuvrer grandement en faveur de la prière pour les morts, œuvre de miséricorde par excellence. Et c’est l’abbé saint Odilon (voir « Compléments ») qui institua la commémoraison de tous les défunts, le 2 novembre, le lendemain de la fête de la Toussaint, qui s’étendra plus tard à l’Église entière.
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Biographie de saint Odilon de Cluny.
Saint Odilon (parfois connu comme Odilon de Mercœur) est né vers 962 au château de Mercœur (Haute-Loire). Il est issu d’une famille aisée et pieuse (son père est le seigneur de Mercœur). Enfant, il perdit presque complètement l’usage de ses quatre membres. Un jour, sa nourrice le laissa à la porte d’un sanctuaire dédié à la Sainte Vierge et l’observa. L’enfant se tourna vers l’église, et fit tant d’efforts qu’il en franchit le seuil. Arrivé à l’autel, il recouvra miraculeusement l’usage de ses jambes et de ses bras. À 26 ans, il se consacra à Dieu puis entra dans le grand Ordre de Cluny, alors gouverné par saint Mayeul. Quatre ans plus tard, en 994, saint Mayeul le choisit sur son lit de mort pour être son successeur et devenir le cinquième abbé de Cluny. Il est alors âgé de 31 ou 32 ans. Grâce à ses grandes qualités d’organisation et à sa compréhension des problèmes de son époque, il développe rapidement l’Ordre clunisien. Sa charité illustre – il n'hésite pas à sacrifier une partie du trésor de son Ordre pour secourir les pauvres – se manifesta aussi dans ses efforts pour délivrer les âmes du Purgatoire. Il institua la commémoraison de tous les défunts, le 2 novembre, qui s’étendra plus tard à toute l’Église. Saint Odilon mourut le 1er janvier 1049 à l’âge de 87 ans, dont 56 passés comme abbé. À sa mort, l'Ordre de Cluny comptait environ 70 prieurés et abbayes. Il repose aujourd'hui dans l'église prieurale de Souvigny (Allier) aux côtés de saint Mayeul de Cluny. Il est fêté les 31 décembre ou le 1er janvier (date retenue au martyrologe romain).
Le devenir de l’Ordre clunisien.
Au XIIe siècle, l’Ordre de Cluny compte près de 2 000 prieurés, dont quelques-uns sont parmi les plus grands établissements ecclésiastiques de l’époque : la Charité-sur-Loire (Nièvre) qui abrita une des plus grandes églises de la chrétienté, Souvigny (Allier) lié à la Maison de Bourbon, Saint-Martin-des-Champs (Paris). De l’Ordre de Cluny sortent plusieurs papes, dont Grégoire VII. À son tour accusé d’un trop grand enrichissement et d’un pouvoir temporel excessif (les privilèges donnés aux abbés mitrés), l’Ordre de Cluny perd de son influence spirituelle après l’éclosion, à la fin du XIe siècle et au début du XIIe siècle, des nouveaux ordres inspirés d’un idéal de pauvreté et d’austérité comme Cîteaux (fondé en 1098 par Robert de Molesmes), les Prémontrés (créées en 1120 par saint Norbert) ou la Chartreuse (construite en 1084 par saint Bruno). L’abolition des vœux religieux par l’Assemblée Constituante en 1790 entraîne la dispersion des moines et la disparition de l’Ordre de Cluny avec la vente de l’abbatiale (devenue bien national) puis sa destruction partielle.
[1] Voir Isabelle Rosé, Construire une société seigneuriale. Itinéraire et ecclésiologie de l’abbé Odon de Cluny (fin du IXe –milieu du Xe siècles), Turnhout, Brepols (Coll. d’études médiévales de Nice, 8), 2008.
[2] Voir Cluny. Les moines et la société au premier âge féodal, dir. D. Iogna-Prat, M. Lauwers, F. Mazel et Isabelle Rosé, Rennes, Presses universitaires de Rennes (Art et Société), 2013.
[3] L’évêque diocésain a normalement droit de regard, de correction et d’ordination sacerdotale sur les moines de son diocèse. Avec le soutien du pape, Cluny s’abstrait peu à peu de ces prérogatives : en 997, le monastère de Fleury-sur-Loire (aujourd’hui Saint-Benoît-sur-Loire) échappe au pouvoir de correction de l’évêque ; en 998, Odilon obtient de pouvoir faire ordonner ses moines par un autre évêque que celui du lieu, privilège confirmé par le pape en 1017.
[4] “Le secret de Cluny” est le titre d’un livre de Raymond Oursel, publié au Barroux, aux Éditions Sainte-Madeleine, en 2000, qui présente la vie des saints abbés de Cluny, de Bernon à Pierre le Vénérable.
[5] Voir Dominique Iogna-Prat, “Panorama de l’hagiographie abbatiale clunisienne”, dans Id, Études clunisiennes, Paris, Picard (Les médiévistes français, 2), 2002, p. 35-73.
[6] Voir dom Jean Leclercq, “Spiritualité et culture à Cluny”, dans Spiritualità cluniacense, Actes du Colloque de Todi, 12-15 octobre 1958, Todi, Presso l’Accademia Tudertina, 1960, p.103-151, ici p. 106-133.
[7] Ibid., p. 148 et 151.
[8] Sur l’église de Cluny III, voir, en plus des travaux des professeurs Kenneth John Conant et Neil Sratford, l’ouvrage récent de Anne Baud, Cluny. Un grand chantier médiéval au cœur de l’Europe, Paris, Picard (Espaces médiévaux), 2003.
[9] Voir dom Thierry Barbeau, “Christologie et monachisme : le Christ au cœur de la vie des moines de Cluny”, dans Cluny, histoire, théologie et spiritualité, livraison spéciale de la Lettre aux amis de Solesmes, n° 149, janvier-mars 2012, p. 36-65.
[10] Voir dom Patrice Cousin, “La dévotion mariale chez les grands abbés de Cluny”, dans À Cluny, Actes du Congrès scientifique des 9-11 juillet 1949, Dijon, Imprimerie Bernigaud & Privat, 1950, p. 210-218.
[11] Bibliotheca Cluniacensis, [Paris, 1614], Mâcon, 1915, col. 49-50.
Dom Thierry BarbeauMoine de Solesmes (Sarthe)
Source : Marie de Nazareth
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