par Saint-Grégoire le Grand
19Et voici le témoignage de Jean quand, de Jérusalem, les Judéens envoyèrent vers lui des prêtres et des lévites pour lui demander: “Toi, qui es-tu?” 20Et il confessa, il ne nia pas; il confessa: “Moi, je ne suis pas le Christ!” 21Et ils lui demandèrent: “Quoi donc? Es-tu Elie?” Et il dit: ‘‘Non, je ne le suis pas’’. - “Es-tu le prophète?” Et il répondit: “Non!”
22Alors ils lui dirent: “Qui es-tu, que nous donnions réponse à ceux qui nous ont envoyés; que dis-tu de toi-même?” 23Il dit: “Moi, je suis la voix de celui qui crie dans le désert: « Redressez le chemin du Seigneur », comme l’a dit Isaïe le prophète’’.
24Et il y avait aussi une délégation des pharisiens. 25Ils l’interrogèrent et lui dirent: “Pourquoi donc baptises-tu, toi, si tu n’es ni le Christ, ni Elie, ni le prophète?” 26Jean leur répondit en disant: “Moi, je baptise dans l’eau; au milieu de vous se tient Celui que vous ne connaissez pas, 27Lui qui vient après moi, et je ne suis pas digne de délier la courroie de sa sandale’’.
28Cela se passait à Béthanie au-delà du Jourdain, où Jean baptisait.
Frères très chers, les paroles de cette lecture nous donnent en exemple l'humilité de Jean-Baptiste. Il était d'une vertu telle qu'il aurait pu passer pour le Christ, mais il choisit résolument de demeurer lui-même, sans se laisser sottement enfler par l'estime des hommes.
Il dit en effet: « Moi, je ne suis pas le Christ » En disant: - je ne suis pas ...- il a nié clairement ce qu'il n'était pas, mais n'a pas renié ce qu'il était; en disant ainsi la vérité il devenait membre de Celui dont il ne voulait pas usurper le nom frauduleusement.
Parce qu'il ne convoitait pas le titre de Christ, il est devenu membre du Christ; parce qu'il fit humblement connaître sa propre infirmité, il obtint de participer à la grandeur du Christ.
Mais dans le passage qui vient d'être lu, certaines autres paroles du Rédempteur sont rappelées à notre esprit et engendrent en nous une interrogation très complexe.
A un autre moment, en effet, le Seigneur est interrogé par ses disciples sur le retour d'Elie, et Il répond: « Elie est déjà venu, mais ils ne l'ont pas reconnu et ils ont fait de lui ce qu'ils ont voulu … si vous voulez le comprendre: Jean lui-même est Elie ». (Mt 17:12)
Jean, cependant, étant interrogé a répondu: « Je ne suis pas Elie! » Que signifie donc cela, frères très chers: ce que la Vérité affirme, le prophète de la Vérité le nie! Il y a une distance énorme entre Il est et Je ne suis pas. Comment peut-il être le prophète de la Vérité si, dans ses propres discours, il n'est pas d'accord avec cette Vérité? Mais si l'on sonde plus subtilement cette Vérité, ce qui parait contradictoire se révèlera ne pas l'être.
Ainsi l'ange avait dit à Zacharie: « Il marchera devant Lui dans l'esprit et la puissance d'Elie ». (Lc 1:17) Il est dit qu'il viendra dans l'esprit et la puissance d'Elie, car de même qu'Elie doit précéder la seconde venue du Seigneur, ainsi Jean a précédé la première. De même que celui-là sera le Précurseur du Juge, ainsi Jean fut le précurseur du Rédempteur. Jean fut Elie en esprit, mais il n'était pas Elie en personne.
Ce que le Seigneur, donc, affirme selon l'esprit, Jean le nie selon la personne. Cela est juste, car le Seigneur donna aux disciples une réflexion spirituelle au sujet de Jean, mais Jean répondit à un peuple charnel au sujet de son corps, non de son esprit. Ce que Jean dit semble contraire à la vérité, mais il ne quitte pas pour autant la voie de la Vérité.
Tout en niant d'être prophète, - puisqu'il ne lui était pas donné seulement d'annoncer le Rédempteur mais également de Le désigner - il continue à dire qui il est en ajoutant: « Moi, je suis la voix de celui qui crie dans le désert! »
Vous le savez, frères très chers, le Fils unique engendré est appelé Verbe de Dieu; ainsi l'atteste Jean l'Évangéliste en disant: « Dans le principe était le Verbe, et le Verbe était tourné vers Dieu et le Verbe était Dieu » (Jn 1:1) Et vous le savez aussi, d'après votre propre élocution:la voix sonne d'abord pour que le verbe ensuite se fasse entendre. Ainsi Jean se nomme lui-même voix car il précède le Verbe. Précédant la venue du Seigneur, il est appelé voix car par son ministère le Verbe de Dieu est entendu des hommes. Il crie dans le désert car il annonce à la Judée perdue et malheureuse la consolation de son Rédempteur.
Et ce qu'il crie, il l'explique, poursuivant ainsi: « Redressez le chemin du Seigneur » (Is 40:3).
Le chemin du Seigneur vers le coeur de l'homme est redressé quand l'homme reçoit avec humilité Ses paroles de Vérité. Le chemin du Seigneur vers le coeur de l'homme est redressé quand notre vie est disposée selon Ses préceptes. C'est pourquoi il est écrit: « Si quelqu'un M'aime, il gardera Ma Parole et Mon Père l'aimera et nous viendrons à lui, et chez lui nous ferons notre demeure » (Jn14:23)
Quiconque gonfle son coeur d'orgueil, quiconque brûle de la fièvre de l'avarice, quiconque se souille des saletés de la luxure, ferme la porte de son coeur à l'entrée de la Vérité et, ne laissant pas le Seigneur venir à lui, il se condamne à la prison des faiblesses animales.
Mais ceux qui furent envoyés vers Jean Baptiste ont insisté en disant: « Pourquoi donc baptises-tu, toi, si tu n'es ni le Christ, ni Elie, ni le prophète? ».
Ils parlèrent ainsi non par souci de connaître la vérité mais par méchante envie de susciter la discorde, ce qui est tacitement impliqué dans ces paroles de l'Évangéliste: « Il y avait aussi une délégation de pharisiens » comme s'il disait ouvertement: « Ils interrogent Jean sur ses actes, car sur la doctrine ils ne savent pas interroger, ils ne savent que jalouser ».
Mais l'homme saint n'est jamais détourné de son zèle pour le bien, même lorsqu'il est provoqué par un esprit pervers.
Ainsi Jean répondit aux paroles de la jalousie par les paroles de la vie éternelle; aussitôt, en effet, il réplique: « Moi, je baptise dans l'eau; au milieu de vous se tient celui que vous ne connaissez pas... ». Jean baptise dans l'eau et non dans l'esprit, car il n'a pas le pouvoir de remettre les péchés: il lave dans l'eau les corps de ceux qu'il baptise mais il ne peut laver leur âme par le pardon. Pourquoi donc alors baptise-t-il, s'il ne peut par ce baptême remettre les péchés? Remplissant son office de précurseur il précède par sa naissance Celui qui devait naître; de même, en baptisant, il précède le Seigneur qui devait baptiser; ainsi celui qui avait été établi précurseur du Christ dans la prédication se fit aussi Son précurseur dans le sacrement. Annonçant un tel mystère, il affirme que le Christ est déjà au milieu des hommes sans qu'ils le sachent, parce que le Seigneur, apparaissant dans la chair, fut visible dans Son corps et invisible dans Sa majesté.
Jean Baptiste ajoute encore « Après moi vient un homme qui est arrivé avant moi. » Il dit: - est arrivé avant moi - comme pour dire: - Il était avant moi - Il vient après moi car Il est né après moi. Il est arrivé avant moi car Il est supérieur à moi. Et un peu auparavant il avait donné la raison de cette supériorité en disant: « car avant moi ... c'est Lui! » comme s'il disait clairement: - bien que né après moi Il est loin au-dessus de moi, car le temps de Sa naissance n'impose aucune limite Celui qui est d'une mère, dans le temps, est engendré du Père hors du temps.
Il nous apprend, ensuite, par sa propre humilité, le respect dû au Christ en disant: « Et je ne suis pas digne de délier la courroie de Sa sandale ». C'était une coutume des anciens qu'un homme qui ne désirait pas exercer son droit de mariage sur la femme qui lui était destinée par la Loi, devait délier la sandale de celui qui venait la réclamer comme épouse par droit de parenté. Le Christ n'est-Il pas apparu parmi les hommes comme l'Époux de l'Église? Et Jean ne dit-il pas de Lui:« Celui qui a l'épouse est l'époux … »? (Jn 3:29) Mais comme les gens croyaient que Jean était le Christ, alors que Jean lui-même le niait, il précise bien qu'il est indigne de délier sa sandale, comme pour dire clairement: je ne suis pas digne de découvrir les pieds de notre Rédempteur car je ne veux pas usurper le titre d'époux, qui n'est pas le mien!
On peut comprendre cela d'une autre manière encore. Qui ignore que les sandales sont faites avec la peau des animaux morts? Le Seigneur, dans Son Incarnation, apparait chaussé car Il a, par-dessus Sa nature divine, revêtu l'enveloppe corruptible de notre nature mortelle. Le prophète a dit ailleurs: « Je jette ma sandale sur Édom »(Ps 60:10). Édom représente les païens, la sandale symbolise la mortalité assumée. Déclarant jeter Sa sandale sur Édom, le Seigneur affirme que la divinité est venue vers nous chaussée, c'est-à-dire pour se faire connaître, dans la chair, aux peuples païens. Mais l'œil humain ne suffit pas pour pénétrer cette mystérieuse Incarnation. On ne peut d'aucune manière discerner comment l’Esprit vivifiant du Très-Haut a éveillé les entrailles maternelles, comment ce qui n'a pas de commencement a pu être conçu et naître. Les lacets de ces sandales sont donc aussi les liens qui retiennent le sceau du mystère.
Jean n'était pas digne de délier les lacets des sandales du Christ, car il n'était pas capable de percer le mystère de l'Incarnation de Celui qu'il avait reconnu par l'esprit de prophétie. Je ne suis pas digne de délier la courroie de Sa sandale est donc une confession claire et humble de son ignorance; c'est comme s'il disait:- Qu'y a-t-il de surprenant à considérer au-dessus de moi Celui dont je ne peux comprendre la naissance, bien qu'Il soit né après moi.
Voilà donc Jean, rempli de l'esprit de prophétie, resplendissant de connaissance, déclarant sur ce point sa totale ignorance!
A partir de cela, frères très chers, essayons de discerner comment les saints hommes gardent en eux la force de l'humilité: bien qu'ayant de merveilleuses connaissances, ils tentent de garder constamment sous le regard de l'esprit les choses qu'ils ignorent; ainsi, d'une part ils se rappellent leur propre infirmité, et, d'autre part, ils ne s'élèvent pas au-dessus d'eux-mêmes à cause des choses que leur esprit a déjà maîtrisées. La connaissance est véritablement une vertu, mais l'humilité est la gardienne de la vertu.
Il faut donc demeurer humble en esprit à l'égard de ses propres connaissances, afin que le souffle de l'orgueil ne disperse pas ce que la vertu de connaissance a rassemblé.
Ainsi, mes frères, lorsque vous faites quelque bien, rappelez à votre mémoire les fautes que vous avez commises; étant ainsi discrètement conscient du mal que vous avez fait, votre esprit ne s'enflera pas indiscrètement du bien que vous faites.
Estimez votre prochain meilleur que vous-mêmes et particulièrement les gens qui vous sont étrangers, même ceux que vous verrez faire du mal, car vous ignorez le bien qui peut se cacher en eux.
Que chacun s'étudie à mériter l'estime, mais qu'il soit comme s'il ne la méritait pas, afin de ne pas perdre cette estime en la réclamant avec arrogance. Voici d'ailleurs ce que dit le prophète: « Malheur à ceux qui sont sages à leurs propres sens, à ceux qui sont intelligents à leurs propres yeux ». (Is 5:21) Et Paul dit aussi: « Ne soyez pas sages à vos propres yeux! ». (Ro 12:16) Et contre le roi Shaoul qui était devenu orgueilleux il est écrit: « Quand tu étais petit à tes propres yeux, n'es-tu pas devenu le chef des tribus d'Israël? » (1S 15:17). Comme s'il était écrit: - quand tu te considérais comme le plus petit, Moi Je t'ai élevé au-dessus des autres; mais parce que tu te considères maintenant comme un grand homme, Moi Je t'estime petit. David, en revanche, tenant pour rien la dignité royale dansa devant l'Arche d'Alliance, disant: « Je m'humilierai encore plus, et je serai vil à mes propres yeux... » (2S 56:22)
Qui ne serait pas fier d'avoir brisé la mâchoire du lion, d'avoir vaincu la force des ours, d'avoir été choisi de préférence à ses frères plus âgés, d'avoir reçu l'onction à la place du roi réprouvé, d'avoir abattu d'une seule pierre le très redoutable Goliath, d'avoir rapporté le nombre de prépuces exigé par le roi, d'avoir reçu le royaume promis et de posséder le peuple d'Israël sans aucune contestation? Et pourtant celui-là, se diminuait lui-même et affirmait être petit à ses propres yeux!
Si les saints hommes mêmes, qui pourtant accomplissent des prodiges, se considèrent sans mérite, que dira-t-on alors de ceux qui, dépourvus des fruits de la vertu, se gonflent d'orgueil?
Les oeuvres, même bonnes, n'ont aucune valeur si elles ne sont assaisonnées d'humilité. Un prodige accompli avec orgueil n'élève pas mais abaisse; celui qui cherche la vertu sans l'humilité porte de la poussière dans le vent: il semble posséder quelque chose, mais cette chose l'aveugle.
Mes frères, en toutes choses que vous fassiez, tenez fermement à l'humilité, racine de toute oeuvre bonne. Ne tournez pas votre attention vers les choses où vous êtes meilleurs que les autres, mais vers celles où vous êtes inférieurs.
Ayant toujours sous les yeux l'exemple de ceux qui sont meilleurs que vous-mêmes, vous vous hisserez, par l'humilité, jusqu'aux biens les plus parfaits, par l'abondante miséricorde de notre Seigneur Jésus-Christ, à qui soient honneur et gloire aux siècles des siècles. Amen.