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Souvenirs de Léandre Fonteinne sur dom Guéranger
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Mon très Révérendissime Père,
Vous m’avez fait l’honneur de me demander de recueillir mes souvenirs et de vous relater les faits dont Léandre fut témoin pendant les années qu’il passa près du Révérendissime Dom Guéranger. Ces années furent la vie d’un enfant avec son père, uniforme et douce vie de famille, où tous les jours se ressemblent, qui n’appartiennent point à l’histoire et dont les faits méritent à peine d’être relatés par la chronique monacale. Toutefois ce sont ceux de notre père. Léandre ne les a point conservés jour par jour, il dira ceux dont il a été témoin, il les racontera tels que sa mémoire les lui rappelle d’une façon un peu décousue, et si dans quelques uns il y a confusion, le laps de temps ou le défaut d’un souvenir net, en sont cause, et non la supercherie. D’autres témoins peuvent le rectifier. S’il parle de lui, ce n’est point par gloire, il le devait pour faire connaître la bonté et la constante affection d’un père pour son enfant et faire apprécier les richesses du cœur de Dom Guéranger.
Léandre avait seize ans lorsqu’il vint à Solesmes ; il était bien jeune et je le confesserai à sa honte plus jeune que son âge ne le comportait. C’était en 1835. Il n’y séjourna que quelques mois, il revint en 1837. Le 31 octobre de cette année, le nouvel Abbé de Solesmes arrivait de Rome. Peu de personnes en dehors des habitants du prieuré prirent part à la joie du retour. Léandre était là avec quelques intimes. Au nombre étaient des femmes de Sablé, excellentes chrétiennes, toutes dévouées aux futurs moines. La population du bourg resta indifférente. Le Père David, maître des cérémonies, organisa la procession qui devait se rendre au-devant de l’Abbé. Irait-elle en dehors du bourg, attendrait-elle au grand portail ? La question de sonner la cloche de la paroisse fut également agitée. Léandre croit se souvenir que Mr le Curé Jousse peu favorable aux moines ne donna pas l’autorisation. Les cloches du monastère seules, celle de l’Eglise toute petite et celle des exercices se firent entendre. Dom Guéranger arriva par la rue Angevine, où, sous un ormeau, avant d’entrer dans le bourg, il revêtit la cotta du prélat.
Léandre ne se rappelle plus si dès ce jour il cacha sa croix pectorale ne laissant voir que le cordon. Il croit que ce ne fut qu’au temps où Mgr Bouvier entreprit d’interdire à l’Abbé de Solesmes de porter en dehors du monastère les insignes de la prélature.
Les moines reçurent leur Abbé au portail du monastère, en face la porterie. Ils se rendirent à l’Eglise, c’était l’heure des vêpres. Ils purent chanter avec entrain, avec foi, piété et reconnaissance. Léandre fut vivement émotionné, surtout à la vue du Révérendissime Père. Sur son trône, revêtu des habits pontificaux, qu’il semblait toujours avoir portés. Son visage reflétait les joies célestes. Le triomphe des saints dans le ciel semblait apparaître à ses regards. Il entraînait à la prière.
Le chant du Magnificat, la piété du Père, sa dignité et sa grâce dans les encensements de l’autel, firent verser d’abondantes larmes au jeune homme. La voix claire et sympathique du Révérendissime, entonnant le chant si suave du Salve Regina, le ravit. Il n’écoutait et n’entendait que cette voix, priant avec elle, invoquant et suppliant avec elle. Tout dans ces premières vêpres de la Toussaint lui fit entrevoir les beautés liturgiques, auxquelles son père devait l’initier. Ce fut encore pendant le chant du Salve Regina, le jour de la Dédicace de toutes les églises de France, que Léandre fut entraîné par la voix de l’Abbé. Emu de son recueillement et de son ardeur à la prière, il prit la résolution d’aller se jeter à ses pieds et de lui dire : « Mon Père ». Le Père l’attira dans ses bras, et de ce jour date sa tendresse pour lui. Et quelle tendresse, mon Dieu ! Qui pourra le dire ! …
Première victoire, prélude des nombreuses conquêtes que devait faire Dom Guéranger, par ce rayonnement de foi et de piété qui séduisait les âmes et les attirait à lui. Par cette dignité si pleine de charmes qu’il avait dans les cérémonies du culte et par la beauté du chant liturgique, deux choses pour lesquelles il déploya tant de zèle pendant sa vie.
Léandre était violent, emporté, irascible. Dom Guéranger, touché des misères de ce cœur, où toutes les passions étaient en germe, en eut pitié. Il le prit en affection et voulut en faire un bon serviteur de Dieu. Il veilla sur lui, s’appliqua à lui donner une bonne éducation, à développer son instruction et à jeter dans son âme la semence des vertus chrétiennes. Ce fut toujours un mystère pour moi que cette intimité où régna constamment la lutte de la bonté, de la tendresse, du dévouement, de la mansuétude contre la violence, l’orgueil, l’indiscipline, la colère et les emportements. Le Père aurait triomphé si le fils ne se fut dérobé à lui, pour rentrer dans le monde où il a vécu le cœur déchiré et hors sa voie. En maints endroits il le chercha, imitant en cela St Jean l’Evangéliste, courant tout vieillard, après son fils adoptif qui s’était enfui dans les montagnes pour y mener une vie désordonnée. Il lui écrivait constamment et ses lettres formeraient un beau recueil sur la manière dont un jeune homme doit vivre dans le monde, pour se préserver de ses dangers. Mais le Père a brûlé ces lettres qu’il avait réclamées à son fils. Quand Léandre revint de l’Australie où son père avait jugé bon de le laisser aller à la suite de Monseigneur Brady, Evêque de Perth, et deux moines bénédictins espagnols, il lui envoya à Paris le Révérend Père Dom Camille Leduc, lui porter cette lettre si paternelle et le ramener avec lui à Solesmes.
22 Septembre 1847
Tu es un digne enfant, car tu n’as pas désespéré de ton père. Que cette lettre te dise tout d’abord qu’il t’en aimerait davantage, s’il était possible. J’ai le cœur brisé d’apprendre que ma lettre à Mr Jones ne t’a pas été remise… Elle t’apprendrait les nouveaux malheurs qui t’attendaient dans ta famille et ceux sous lesquels j’ai été écrasé. Elle te disait aussi que je ne t’avais point délaissé… Enfin te voici, mon enfant chéri, et nous n’avons pu encore nous voir et nous embrasser! … Une idée m’est venue que tu comprendras bien vite, une lettre vivante vaut mieux que tout le reste… J’ai d’immenses embarras sur l’esprit, dans ce moment encore. Prie pour moi, cher enfant; mes peines ont commencé au moment où tu t’embarquais, il y a deux ans. Elles ont été amères et n’ont pas encore fini leur cours. Console moi par ton affection et ta franche et vive piété. Veille sur toi, mon enfant, au milieu de ce Paris maudit. … Je pense sans cesse à toi, enfant bien-aimé ! Aime moi toujours et sache que le cœur de ton père ne change pas. Adieu, au revoir, je te bénis et t’embrasse dans mon cœur.
Qu’il fut grand, bon et généreux le cœur de ce père. Il n’en est de semblable que dans la poitrine des saints.
Depuis deux ans, son enfant était parti. Il venait d’apprendre que ses lettres ne lui étaient pas parvenues, pas même la dernière adressée à un Mr Jones à Londres, chargé de la lui remettre, et avant de parler de ses propres peines, il s’apitoie sur le chagrin de son enfant, qui devait trouver un deuil dans sa famille. Et cependant combien fut amer pour le père le désastre de sa maison de Paris, désastre qui faillit compromettre son œuvre entière.
Avec quelle joie, quel empressement il accueillit Léandre à Solesmes. Comme il le pressa dans ses bras. Il avait retrouvé son enfant, hélas pour peu de temps ! Celui-ci ne voulut pas reprendre la vie monastique, les événements de 1848 éclatèrent. Il rentra dans le monde où la sollicitude de son père le suivit constamment, jusqu’au jour où Léandre, par son mariage, détruisit toutes les espérances de son Père de le voir revenir se remettre sous sa conduite.
J’ai dit que cette intimité me semblait un mystère. C’est mal s’exprimer lorsqu’on réfléchit à la valeur d’une âme. Le Père voulait sauver celle de cet enfant qui s’était donné à lui; la charité l’inspirait. Qui oserait dire que sa condescendance envers ce jeune homme a fait tache à son génie ! Dom Guéranger avait la grâce de l’enseignement et de la paternité. Il fut complet en tout ce qui ressort des sentiments de l’âme et du cœur. Son esprit n’attiédit jamais sa tendresse ni son affection. Il savait s’abaisser vers les petits, sa condescendance n’avait pas de bornes. C’est la vertu propre des grandes âmes a dit le père Monsabré en une de ses conférences.
Depuis quatre ans l’Abbé Guéranger et l’Abbé Fonteinne avaient pris possession de l’antique prieuré. Le jour fixé pour cet événement passa bien inaperçu. Ce fut le 1er Janvier 1833.
Dès la veille l’Abbé Guéranger avec son enjouement ordinaire, avait dit à son compagnon: « Allons demander l’hospitalité aux Choubiaux ». (C’étaient un vieux jardinier et sa femme qui gardaient le prieuré). Demain nous nous réveillerons chez nous.
Le contrat d’acquisition avait été signé le 14 décembre. L’Abbé Guéranger était au Mans depuis plusieurs jours; il avait laissé à l’Abbé Fonteinne le soin de toutes les négociations, concernant le vieux prieuré. Ni l’un ni l’autre n’avait les ressources nécessaires pour payer. Les Demoiselles Perrette et Manette Cosnard avaient mis à la disposition de l’Abbé Fonteinne 6000 fr. pour solder les frais d’actes. C’était ce que possédaient les acquéreurs.
L’Abbé Guéranger était retardé au Mans par le mauvais temps. Le 14 était le jour fixé pour la signature. La veille, les voitures publiques cessèrent de circuler à cause de l’abondance des neiges qui tombaient depuis plusieurs jours. Mais plein d’énergie, il réussit à louer un cheval et se mit en route. Il faisait un temps affreux. Le verglas faisait tomber son cheval, l’épaisseur de la neige l’empêchait d’avancer. Enfin, dans la nuit du 13 décembre, tout trempé, harassé, à moitié gelé, il arriva à Asnières où l’Abbé Fonteinne ne comptait plus sur lui.
Le 31 décembre dans l’après-midi, la porte du vieux monastère s’ouvrit devant eux. Mince était leur bagage traîné dans une petite charrette par un petit cheval, donné au curé d’Asnières par la marquise de Juigné. Il consistait en quelques ustensiles de ménage les plus indispensables et deux grossiers matelas tirés de la cure où l’Abbé Fonteinne résidait depuis moins d’un an. Ils les déposèrent l’un sur le vieux grabat resté dans le grand parloir. Il servit au futur Abbé. L’autre, placé sur un lit de sangles dans le petit parloir, servit au futur moine. Les apprêts de leur installation furent promptement terminés. C’est au survivant de cette date mémorable qu’il faut demander les détails de cette prise de possession. De ce jour commence leur vie de pauvreté et d’abnégation.
Solesmes, à cette époque, rappelait le désert. Tout était calme et paisible dans les cloîtres, dans les longs corridors du vieux monastère.
La cour d’entrée resserrée entre deux murs élevés, était encore assombrie par de hauts et vieux ormeaux. A gauche, on pénétrait comme aujourd’hui dans une cour où peu de choses se trouvent changées. L’entrée du grand jardin est la même, mais l’allée avec ses beaux et vieux tilleuls a été dégagée de la charmille, qui courait de l’un à l’autre et formait comme une muraille.
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Dès le commencement, Dom Guéranger plaça au fond une statue de la Ste Vierge Mater Dei. Plus tard, il y érigea les stations du chemin de la croix. Léandre croit se souvenir que ce fut en l’année de la translation des reliques de St Léonce. La cérémonie eut lieu très solennellement et conformément à l’usage en pareille occasion. Après l’exposition de la vraie croix, le Révérendissime Père bénit les petites croix de bois destinées aux quatorze stations. Chaque croix fut remise à un religieux et la procession se rendit de l’Eglise à la charmille au chant du Vexilla Regis. Le Révérendissime attacha une croix à chacun des tilleuls les plus rapprochés de la statue de la Ste Vierge. Sept d’un côté et sept de l’autre; pendant ce temps, les moines chantaient le Stabat. Le Père baisait chaque croix avant de la suspendre à l’arbre. Oh ! avec quel amour et quelle vénération il accomplissait cet acte. Léandre ignore quand et pourquoi disparurent ces croix et, avec elles, la possibilité de faire les stations.
Presqu’à l’extrémité de la charmille, là où est la route qui descend à la rivière, au bout du jardin était un étroit sentier fréquenté seulement par les piétons et les chevaux du meunier dont les pas avaient creusé le rocher. Au coin opposé à la charmille, se trouvait un petit pavillon en bois, ouvert sur les côtés, là où est située Notre-Dame des Roses. Il était couvert de lierre ainsi que les murs soutenant les terres du jardin. Une ferme a fait place à l’école des sœurs. Le vaste emplacement désigné sous le nom de « poulie » fut longtemps contesté aux moines par la commune de Solesmes. Il ne leur est resté que par la persistance de Dom Fonteinne qui plaida énergiquement pour sa possession.
Le mur de droite de la cour d’entrée était presque parallèle avec le coin du pignon de l’Eglise. Une porte simple, peu éloignée du mur de l’Eglise, donnait entrée dans le jardin de la librairie. Ce jardin était divisé autrefois par un couloir allant d’une Eglise à l’autre; il avait conservé un des murs qui fut démoli par les nouveaux moines. Au milieu de ce jardin, le Révérendissime Père fit placer une statue de la Ste Vierge, Mater Dei, autour de laquelle le frère David planta alors quatre ifs. Ce sont ceux que l’on voit aujourd’hui, devenus si vigoureux et si élevés.
Du jardin de la librairie, on pénétrait par une petite porte dans une vaste cour isolée et quasi abandonnée, où croissait une herbe rabougrie servant de pâture à deux ânes, qui, à cette époque de 1837, étaient employés aux corvées du monastère. Cette cour était placée sous la garde d’un chien dit tête de bique, dont la niche était placée près de la porte du jardin, à l’entrée d’une autre petite cour ou plutôt de la partie désignée sous le nom de cimetière, là où est situé à peu près le cimetière actuel. L’ancien était plus carré, il venait jusqu’à l’angle du mur de la chapelle et s’étendait moins à l’est que le nouveau cimetière. Par cette petite cour située entre l’Eglise, à gauche, et un mur élevé, à droite, on se rendait aux cloîtres, dont l’entrée était par la porte qui, aujourd’hui, est celle de la salle du noviciat. Il n’existait pas de bâtiment entre l’Eglise et le corridor de l’abbatiale.
La salle du noviciat et les autres salles qui suivent, et sur lesquelles sont construites des cellules, n’existaient pas. Ces salles furent bâties sur la petite cour qui se trouvait entre le mur du cloître et le petit jardin. Le cimetière ancien était à peu près de la grandeur du nouveau, mais, je l’ai déjà dit, il était plus carré. Le chœur de l’Eglise en a pris une partie; il ne s’étendait guère au-delà du chevet de l’Eglise, un simple mur d’appui le séparait de la petite cour du passage. Le côté du cimetière le plus rapproché des cloîtres était borné par un couloir, dans lequel on descendait par deux marches. Ce couloir était terminé par un petit escalier en pierres conduisant à une chambre voûtée, qui avait plutôt l’air d’avoir été un corridor, et dont la longueur a été diminuée par la construction du chœur actuel. Au bout, existait une porte donnant sur une sorte de pont communiquant avec une plus grande chambre, placée en forme d’appentis dans l’angle du mur de l’Eglise et du mur du cloître. Vers le milieu de l’escalier, il y avait un trou par où l’on pénétrait dans le groupe de la Pâmoison. Il ne se pouvait voir de la chapelle, parce qu’il était dissimulé par une des statues. Un matin avant le jour, la porte du couloir se trouva ouverte. Le chien de garde entra et s’élança jusqu’au trou par où il passa la tête, mais ne le franchit pas. Le Révérendissime Père Dom Gardereau disait la messe à l’autel de la Pâmoison. Le chien se mit à gronder, ce qui émotionna fortement le servant, qui ne pouvait s’expliquer ce bruit. Tout à coup, des aboiements formidables se firent entendre, qui laissèrent Dom Gardereau impassible continuer sa messe, pendant que le frère et les assistants croyaient à une intervention diabolique. Mais, quelqu’un se doutant de la provenance, s’en alla chasser le chien.
En face du cimetière, à droite, en se dirigeant vers la porte du cloître, s’élevait un mur renfermant un petit jardin, où se trouvait dans l’encoignure la plus rapprochée du cimetière, un pistachier planté par quelque moine avant la Révolution. Dans ce jardin, il y avait un pavillon ayant deux bas-côtés. Le centre pouvait servir de demeure et, les deux bas-côtés, de dépôt pour les outils et les ustensiles de jardinage. Le tout était adossé contre un mur
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formant clôture au Levant. La façade de ce pavillon regardait le cloître dont il était séparé par le jardin, un mur élevé séparait ce jardin de la petite cour dont j’ai déjà parlé. Il n’y avait point d’autre ouverture dans le mur du cloître dont la voûte en cette partie avait été abattue avant l’arrivée des moines, que la porte qui ouvre sur la salle actuelle du noviciat. Le corridor de l’abbatiale closait (sic) le petit jardin au Nord. Il y avait une porte de communication entre les deux.
A cette époque, le pavillon n’était point habité. Il le fut plus tard, par un jardinier, puis plus tard par le Rd Père Courveille. Après la mort de ce vénérable Père, on abattit le pavillon, on rasa les murs du jardin et l’on découvrit la petite cave dont l’entrée est près de la porte du midi de la basse cuisine. Cette porte n’existait pas à cette époque, non plus que les cellules bâties au-dessus du corridor de l’Abbatiale. Le bâtiment de la basse cuisine formait un groupe presque isolé. Ce fut Mr de Montalembert qui lui donna le nom d’Ethiopie, cependant, il ne l’habita point. Il logea dans l’Abbatiale où il écrivit la Préface de son histoire de Sainte Elisabeth et fit à Dom Guéranger la lecture de ce magnifique ouvrage.
Il est facile de voir quelles sont les nouvelles constructions ajoutées à l’ancien bâtiment de la basse cuisine.
De la grande cour aux ânes, où venait d’être planté le mûrier que l’on voit encore sous les fenêtres de l’Ethiopie et joignant la terrasse de la vallée, on pénétrait dans une petite cour au coin de laquelle, à gauche, on voyait les ruines d’une vieille tour haute d’environ 6 à 7 mètres. C’était un ancien pigeonnier, ainsi que l’indiquaient les trous nombreux et réguliers qui étaient à l’intérieur. Ces ruines ont servi de base à la tour actuelle. L’ancienne était à ciel ouvert. Au pied, se trouvait un escalier par où l’on descendait dans la vallée, en partie inculte à cette époque, et d’un aspect tout sauvage. De cette petite cour, on entrait dans le jardin neuf, où le rocher était presque à fleur de terre. A gauche, dans l’angle du mur de la terrasse et du mur de clôture, en la partie joignant l’escalier qui était au pied de la tour, s’élevait un petit bâtiment dont le regretté frère Ozouf fit pendant de longues années une buanderie.
La basse cuisine servait pour les besoins de la basse-cour, confiée à une vieille femme qui avait connu les anciens moines. Elle s’appelait la Mère Laurent. Les étables et un hangar étaient à peu près où sont le pressoir et la nouvelle vacherie. Tous ces lieux, toutes ces cours ont subi différentes transformations qui ne permettent guère de reconnaître leur premier état.
Le chemin étroit du bas de la vallée a été transformé en route très fréquentée aujourd’hui. Pour accéder du bourg à la rivière, il y avait deux sentiers étroits et presque impraticables, même aux chevaux et aux piétons. De même qu’aujourd’hui, on pénétrait de cette cuisine dans le corridor de l’Abbatiale. Ce bâtiment contenait deux vastes salles se communiquant par une porte vitrée, et un petit cabinet. Une autre salle plus rapprochée des cloîtres formait le logement complet de l’Abbatiale.
Ces trois pièces ont abrité successivement des hôtes illustres. Elles servaient tout naturellement à loger l’Evêque, mais Mgr Bouvier n’en usa guère. Mr de Montalembert, le Père Lacordaire et Louis Veuillot, Mr Jourdain, dit Ste Foi, y ont séjourné et travaillé, s’inspirant du génie de Dom Guéranger. Les deux polonais, Semanenko et Shajeserwisck, y abritèrent leurs blessures, reçues pour la défense de leur foi et de leur patrie. Qu’ils étaient admirables dans leurs prières aux pieds de N. D. la Belle, ces deux jeunes gens pleins de piété et de religion. Que de longues heures on les voyait passer à genoux, près de l’autel de Marie, suppliant la Reine céleste de venir en aide à leur pays opprimé et ravagé par les soldats russes.
De Solesmes, où ils séjournèrent plusieurs mois, ces deux jeunes gens allèrent à Rome, où ils furent ordonnés prêtres.
Ce fut vers 1839 que le Rme Père composa ou plutôt arrangea les prières qui se récitent chaque jour de la semaine, le soir à l’Eglise, après les Complies, pour les besoins religieux de différents pays.
L’Abbatiale, en 1837, n’était pas comprise dans la clôture. Lorsque les salles n’abritaient pas d’hôtes, elles servaient d’ouvroir à de pieuses filles dévouées aux moines. Elles y venaient confectionner des aubes, des surplis, et remettre en état le linge de la sacristie. Parmi ces simples et modestes ouvrières, le nom de Melle Hyacinthe Morin mérite d’être conservé, car rien ne la rebuta jamais, ni le travail, ni la fatigue, pas plus que les moqueries et les sarcasmes du monde, à cause de son dévouement aux moines. C’est là aussi que les Melles Cosnard et Mme Gazeau, venaient déposer les provisions de toute sorte, qu’elles apportaient aux religieux.
Au bout du corridor de l’Abbatiale, une porte se fermait au-dessus des marches que l’on voit encore, mais qui ont été légèrement déplacées. Au bas de ces marches, il y avait une porte désignée sous le nom de poterne, qui donnait sur un escalier couvert par un appentis, et par où l’on descendait dans la vallée.
Le mot « clôture » était inscrit au-dessus de la porte donnant sur le bas du grand escalier, par où l’on monte aux cellules.
En face l’escalier, est la porte du cloître. En tournant sur la droite, la première porte que l’on rencontre, est celle de la salle des hôtes. Cette porte donnait sur un petit carré, à droite duquel était une petite salle servant d’office, et où se voyaient de grands buffets ayant servis aux anciens moines; à gauche, était la salle des hôtes proprement dite. Plus tard, l’office ou petite salle, fut réunie à la salle actuelle des hôtes, parce que la moitié de l’ancienne salle fut adjointe à la cuisine.
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L’ancienne salle des hôtes était plus grande que celle qui existe aujourd’hui. La cheminée était à gauche, celle qui est à droite l’a remplacée. C’est dans cette salle que, l’hiver, les frères et les novices se réunissaient le soir après le souper, autour du Rme Père Abbé, en attendant l’heure de Complies. Qui pourra redire ces temps heureux ! Que d’entrain dans cette petite société ! Comme les paroles du Père étaient écoutées ! Quelle joie ! Quelles charmantes conversations ! Ce fut dans cette salle des hôtes, que le chant des Noëls fut inauguré. On se servait d’un vieux recueil dont le Père savait tous les airs. Mais les plus beaux et les plus nombreux étaient ceux qu’il possédait de mémoire.
Léandre ignore quand cessèrent les réunions du soir dans cette salle, elles existaient encore à l’époque du départ pour Paris.
Après la salle des hôtes, se trouvait comme aujourd’hui la cuisine. Entre cette pièce et le réfectoire, il y avait un vestibule qui a servi à accroître le réfectoire. A cette époque, il ne s’étendait pas au-delà de la porte d’entrée, c’est-à-dire que toute la partie qui est à droite de cette porte, n’était point comprise dans le réfectoire.
Le Chapitre était en partie où est le couloir actuel conduisant au jardin. La porte de ce corridor était la porte du Chapitre.
Le siège de l’Abbé était à gauche, dans le fond. La porte du Chapitre actuel était celle du corridor conduisant au jardin. La porte des parloirs n’a pas été changée, non plus que celle de la principale entrée. La porte du petit escalier et l’escalier lui-même, ont subi un petit changement par l’établissement des chapelles.
La porte des cloîtres donnant sur la nef, était plus rapprochée du portail de l’Eglise. Elle ne servait point d’entrée habituelle aux moines. Elle ne servait que pour les processions, pour aller au Chapitre après Prime, et se rendre à l’Eglise dire les grâces après le dîner. Celle qui servait toujours, était à l’angle du cloître, près de la statue actuelle de St Joseph. Il y avait là un petit vestibule, d’où l’on pénétrait dans l’Eglise par une porte enclavée entre les deux colonnes et les pilastres, surmontés de la frise que l’on voit maintenant à la porte de la sacristie. Ce petit monument se trouvait dans le vestibule. La porte ouvrait sous le groupe des docteurs au Temple.
Une année, au mois d’Août, le jour de St Laurent, les moines étaient en promenade lorsque, vers trois heures, survint un orage très violent. Un coup de tonnerre éclata et renversa Léandre qui se trouvait près du portail de l’Abbaye, situé vers le milieu du bourg. N’ayant aucun mal, il se releva aussitôt et courut à l’Eglise, pensant que la foudre était tombée dessus. Il vit que ni la tour, ni le dôme n’avaient été atteints. Entendant du bruit dans l’Eglise, il y entra et vit le Père David, portant le frère Dosithée et le sortant par la petite porte de la chapelle. Entré sous les cloîtres, le Père David ne put retenir davantage ses éclats de rire. Il n’était point allé en promenade. Au coup de tonnerre, il avait couru à l’Eglise, craignant quelque accident. A deux pas de la porte, il trouva le frère Dosithée, étendu sans mouvement sur le sol. Il voulut le relever et se baissa pour le prendre, mais celui-ci, d’un air pénétré et d’une voix sépulcrale, lui dit: « Ne me touchez pas, je vais tomber en cendre ».
Ce dont le Père David ne tint pas compte, il saisit le frère et l’entraîna sous les cloîtres, car une fumée épaisse et une forte odeur de soufre remplissaient la chapelle dans laquelle on voyait des débris de pierres et de mortier. Une fois au grand air, le Fulguré ne tomba pas en cendres, mais revint peu à peu à lui, et raconta qu’au moment où il ouvrit la porte, il lui sembla qu’on la lui arrachait des mains. Il vit la chapelle tout en feu, il entendit un grand bruit et sentit des objets le frapper à la tête et sur les épaules. Il fut précipité à terre presque sans connaissance. Il croyait sa dernière heure arrivée. La foudre avait pénétré par l’angle du mur de la chapelle, un peu au-dessus de la scène des Docteurs. Elle avait détaché du mortier, des morceaux de la frise du groupe de l’Assomption, brisé un doigt de St Bonaventure et avait disparu on ne sait par où, sans laisser, Dieu merci, d’autres traces.
Peu de choses venaient troubler la solitude des moines. Tout était silencieux au-dedans de l’Abbaye. Les cloîtres, par le petit nombre des habitants, semblaient vastes et déserts. Peu de visiteurs, de rares promeneurs, quelques curieux.
Il survenait parfois des importuns qu’il fallait recevoir. Le Rme y mettait une grâce si exquise, une amabilité si parfaite, que ceux qui connaissaient les sentiments du Père, admiraient cette charité qui l’empêchait de rien laisser paraître de l’ennui qu’il éprouvait, tant que les visiteurs restaient dans les banalités et ne poussaient pas l’indiscrétion à vouloir traiter des questions de doctrine, car alors, gare au fouet. Il savait ménager les personnalités, mais tombait dru sur les erreurs. Combien de bons curés ou autres personnages se jugeant de l’importance, ignorants de la vie monastique, ont vu leurs idées bouleversées de fond en comble par le Rme Père.
Tout était calme autour du monastère. L’industrie ne troublait point les alentours par son mouvement incessant. Il y avait peu d’ouvriers marbriers, ceux-ci même, n’étaient occupés qu’à la petite scierie, située presqu’en face la poissonnerie.
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Ce ne fut que plus tard, après le mariage de Mr Léon Landeau qui vint s’établir à Solesmes, que cette industrie se développa. Il vint des ouvriers qui taillèrent et sculptèrent le marbre, et les femmes s’occupaient du polissage. Avant cela, elles s’occupaient presque toutes à coudre des gants pour une maison de ganterie très importante de Sablé.
Plusieurs des habitants s’occupaient d’agriculture. Mais, en général, la population du bourg n’était pas dans l’aisance; la plus grande partie était des ouvriers dont un bon nombre allait travailler à Sablé, et même jusqu’aux mines de Fercé; car celles de Solesmes, ni celles situées en face, n’existaient pas encore.
Là où s’élève la minoterie, convertie aujourd’hui en marbrerie, existait un vieux moulin à eau, modeste et sans apparat. L’écluse a remplacé un grossier barrage en pierres, construit sans art, et dont la porte par où passaient les bateaux, était fermée par des planches courtes et carrées, armées de longs manches, semblables aux pelles dont les boulangers se servent pour mettre la pâte au four. A la place de la scierie de marbre, située à l’extrémité de la chaussée, était un tout petit bâtiment où des scies grossières et en petit nombre, divisaient de faibles blocs de pierres de marbre.
Sur la rive droite de la rivière, il n’y avait qu’un sentier de halage pour les bateaux. Une route l’a remplacé et a fait disparaître un bloc de pierre que l’eau recouvrait parfois dans les crues et sur lequel on voyait comme des taches de sang que le flot ne pouvait effacer. D’après la tradition, c’était celui d’un prêtre qui, pendant la Révolution, se cachait dans les rochers de la Hartenpied. Il avait été massacré sur cette pierre par un fermier du voisinage. Léandre a vu cette pierre, il l’a visitée plusieurs fois et a accepté ce qu’on lui a raconté sur les lieux.
Autour de Solesmes, point de grandes routes, de simples chemins ruraux, sinueux, où l’herbe croissait en liberté. Le bourg était calme et paisible, la population peu nombreuse, en général assez indifférente aux moines. Il existait encore quelques vieillards qui avaient vécu avec les anciens moines.
Le curé de la paroisse, Monsieur Jousse, était jeune encore. Peu intelligent et d’un esprit assez borné, il ne vit point avec plaisir l’arrivée des nouveaux hôtes de l’antique Prieuré. Ce fut en vain que le Rme Père lui fit mille amabilités, mille prévenances. Sa susceptibilité était constamment en éveil, et il fut cause de bien des tracasseries qui arrivèrent aux moines, de la part de l’évêque.
Les offices des moines, leur chant, les cérémonies, attiraient les fidèles à l’antique Eglise. Celle de la paroisse se trouvait parfois déserte, ou moins fréquentée, ce que le bon curé ne voyait pas sans regret. Son Eglise était pauvre; tout y décelait le peu de ressources de la Fabrique. Il craignait que le nouveau monastère n’absorbât sa cure. Selon les circonstances, il était bien ou mal avec les moines. Son humeur inégale, tantôt l’entraînait vers eux, tantôt le poussait à leur être désagréable, et certes le Rme Père usa constamment vis-à-vis de lui d’une grande charité, et de la plus admirable bienveillance.
Il y avait aussi la question de la confession qui lui portait ombrage. La même chose arriva pour le curé de Sablé, dont beaucoup de paroissiens s’adressaient aux moines, les uns attirés par leur piété, les autres, heureux de retrouver à Solesmes Dom Fonteinne, dont ils avaient été les pénitents pendant qu’il était vicaire à Sablé. Cette affaire des confessions fut un grand ennui pour le Rme Père, vis-à-vis duquel l’Evêque se montra très disgracieux.
Malgré leur solitude, les moines, après avoir été des objets de curiosité, devinrent le but des moqueries et des attaques du public. On connaît ces épreuves, ils les supportèrent bravement, et plus bravement encore et avec gaieté celles qui leur vinrent du manque d’une foule de choses nécessaires à la vie. Ce fut dans ces circonstances que l’entrain et la bonne humeur du Rme Père, ou plutôt sa confiance en Dieu, furent d’un grand secours aux siens. Rien n’altérait l’amabilité de son caractère, et les crises les plus inquiétantes ne l’arrachaient point à ses chères études. Après avoir prié et adoré, il s’épanchait avec son ami et confident Dom Fonteinne. Léandre ne se souvient pas de l’avoir jamais vu altéré ni hors de lui dans ces moments
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où l’existence de Solesmes pouvait être en jeu.
Le Cellérier eut souvent bien des difficultés pour combler le vide, remédier à la disette des vivres et fournir la pitance. S’il n’y eut pas parfois la multiplication des pains, il y eut souvent une intervention directe de la Providence. Léandre ignore si quelque fait particulier a été recueilli à ce sujet. Il est regrettable que ce ne soit pas. Que de fois cependant, il a entendu le Père, remercier Dieu de l’avoir tiré d’embarras matériels où son secours était évident, d’où les hommes ne l’auraient pas sauvé, si sa divine main ne lui avait pas été tendue. C’était de ces interventions qu’aucun calcul ne pouvait prévoir. Les moines avaient d’actives pourvoyeuses. Les Delles Manette et Perrette Cosnard, et leur parente Madame Gazeau, n’épargnaient ni leur temps, ni leurs personnes, ni leur bourse, pour venir en aide aux nouveaux disciples de St Benoît.
Elles faisaient de nombreux voyages à Solesmes, rarement les mains vides. Comme aux jours de la Terreur où, toute jeune alors, Mme Gazeau portait en secret des provisions aux prêtres cachés par sa famille, on la voyait dans le chemin de Sablé à Solesmes, à cette époque étroit et tout champêtre, chargée de lourds paniers de provisions pour les serviteurs de Dieu, et ne se rebutant point de parcourir cette route plusieurs fois par jour.
En ce temps-là, ce n’était point un honneur d’être l’ami des moines. Il fallait à ces dames un certain courage pour affronter les blâmes, les critiques, parfois les menaces proférées contre elles, à cause de leur dévouement pour eux. Elles subirent les calomnies et les moqueries avec patience, et rien n’altéra leur fidélité. Les gens du monde n’étaient pas les seuls à les critiquer. Des prêtres s’en mêlèrent. Le curé de Sablé, qui ne voyait pas les moines d’un air favorable, mêla ses observations acerbes à celles du public.
Ce fut pour récompenser Mme Gazeau de son dévouement, que le Rme Père eut la délicate attention de lui confier la garde du corps de St Léonce. Les reliques de ce jeune martyr restèrent exposées chez elle, à Sablé, depuis leur arrivée de Rome, et tout le temps que durèrent les travaux de la crypte où dort aujourd’hui le Père.
La cérémonie de la translation se fit à la fin du mois de mai 1838. Ce fut une fête pour le pays. Le Rme Père en a écrit le récit. Lorsque tout fut prêt, le corps saint fut apporté sur le territoire de Solesmes. A peu de distance de Chantemesle, un splendide reposoir avait été dressé contre un ormeau qui se trouvait sur la droite du chemin, au coin d’un champ qui, depuis, a été tout bouleversé pour l’extraction de la pierre et l’établissement d’un four à chaux. Tout ce lieu était champêtre. Point d’industrie, ni maisons, ni château, ni chemin de fer. Rien aujourd’hui ne peut rappeler ce qu’était cet endroit, sanctifié par le repos d’un instant des reliques d’un martyr. Une foule nombreuse assistait à la cérémonie.
Pour conserver dans ce lieu le souvenir de ce fait, le Rme Père vint une nuit avec le Père Cellérier, placer dans l’arbre une statuette de la Sainte Vierge. Des mains profanes brisèrent ou enlevèrent plus d’une fois cette statuette. Elle fut autant de fois remplacée. Dans la suite, l’arbre ayant été arraché et le lieu bouleversé, la statuette fut placée à l’angle d’une maison, construite en face. On l’y voit encore aujourd’hui.
Avec quel bonheur le Rme Père fit les préparatifs du cubiculum où devait reposer le corps de S. Léonce. Il en traça le plan et voulut que ses moines aidassent à creuser la crypte. Il leur donna l’exemple en maniant la pioche, apportant les pierres et servant les maçons. Cette crypte fut creusée sous les marches du maître-autel, situé alors au milieu du transept, et tourné vers la nef. L’entrée de la crypte nécessita de tourner le maître-autel vers le chœur, et de supprimer une grille en fer forgé, ornementée, mais d’un effet lourd et massif. Elle entourait l’autel et le chœur des anciens moines. Elle servit à entourer la crypte et son escalier, qui n’étaient pas couverts, de sorte que de la nef, on pouvait apercevoir l’autel de S. Léonce. Cet autel était sous l’arcature qui supportait le grand autel. Le Rme Père n’avait rien omis dans l’érection de ce monument, il l’avait disposé avec tous ses accessoires, sur le modèle des autels primitifs des catacombes de Rome. Il avait fait peindre des sujets imités de ces saints lieux.
Les ossements du saint martyr étaient renfermés dans une statue en cire, sous les traits d’un jeune homme revêtu du costume romain. Il était étendu, couché à-demi sur le côté, la tête appuyée sur des coussins. Il tenait une croix d’une main et une palme de l’autre. Son cou portait une large cicatrice, indiquant qu’il avait eu la tête tranchée. A ses pieds, on voyait le vase contenant son sang. L’autel où reposait le corps du saint, fut consacré au Sacré-Cœur pour l’accomplissement d’un vœu fait par le Père. La translation des reliques de S. Léonce fut l’occasion pour le Rme Père de se livrer ou plutôt de continuer l’étude des monuments chrétiens des premiers siècles qui prouvent la fixité de notre croyance aux dogmes de la religion chrétienne. Il le fit avec cette ardeur qu’il apportait à tout travail concernant la gloire du Christ et de son Eglise. Il était trop théologien pour ne pas trouver dans ces monuments, l’enseignement de la perpétuité de la foi, aussi c’était avec un charme inexprimable qu’il lisait, étudiait et commentait tout ce que les historiens des catacombes ont écrit à ce sujet.
Il prenait de nombreuses notes et, frappé de l’admirable rôle de Ste Cécile à l’époque de l’établissement du christianisme, il prépara les matériaux de son histoire, qui ne parut qu’en 1849 en un volume de modeste format. Ce livre devint plus tard un monument grandiose, élevé par le Père au déclin de sa vie à la chère Sainte, dont la sépulture rendit si glorieuse les catacombes.
Avant de procéder à la translation des reliques de St Léonce, le Rme Père consacra le maître-autel. Léandre ne se rappelle plus la date de l’année. Ce fut un 12 octobre. La consécration se fit avec une pompe magnifique, dans laquelle le Père fit voir tout son amour pour les cérémonies de l’Eglise. Plusieurs jours avant, au chapitre, il en avait donné l’explication aux religieux, et leur avait commenté toutes ces belles prières qu’au jour de la consécration il récitait avec tant d’onction et de piété.
Peu de fidèles assistèrent à cette belle cérémonie, la foule ne connaissait point encore le chemin de Solesmes.
Par l’inadvertance du Père David, elle ne tarda point à devenir inutile. Comme sacristain, ce bon Père s’occupait de l’arrangement de l’Eglise. Dans son empressement à mettre tout en ordre sur l’autel, il déplaça la pierre sacrée sur laquelle avait coulé l’huile sainte, brûlé les cierges et fumé l’encens. Il la déplaça tellement qu’il crut devoir en prévenir le Rme. Celui-ci, après avoir soigneusement examiné la chose et s’être bien rendu compte de l’acte du sacristain, jugea que l’autel avait perdu sa consécration. Grande fut sa désolation. Non moins vif fut le regret du Père David de son étourderie. Comment faire ? Il fallait recommencer la consécration. Le Rme jugea convenable de le faire en secret et sans en instruire la communauté. Il initia donc quelques moines seulement, en nombre suffisant pour la décence de la cérémonie. Le soir, une demi-heure environ après le couvre-feu sonné, chacun des initiés se rendit en silence à l’Eglise. Tout était préparé pour la consécration. Le Rme Père accomplit toutes les cérémonies avec la foi et la piété qu’il mettait en tous ses actes religieux. Rien ne fut omis, mais tout fut récité à voix basse. L… avait été choisi pour thuriféraire.
Cette cérémonie, célébrée en silence au milieu de la nuit, éclairée seulement par les cierges, voilés de temps à autre par les nuages d’encens, avait quelque chose de saisissant et rappelait les actes accomplis par les chrétiens dans les catacombes. Lorsqu’elle fut terminée, chacun se retira dans sa cellule pour reparaître aux Matines. Toutefois, ceux des moines qui ignoraient la cérémonie de la nuit, furent frappés en entrant au chœur, de l’abondante odeur de l’encens qui embaumait l’Eglise. Ils ne s’expliquaient pas cette particularité, mais rien ne transpira.
Les fidèles aimaient à vénérer le corps du Saint martyr. Ils y venaient en grand nombre, et bien des grâces lui furent demandées.
Un jour, deux femmes qui étaient sœurs, vinrent trouver le Rme Père pour lui demander de faire une visite au tombeau de St Léonce. Elles lui présentèrent une lettre de recommandation de l’Evêque du Mans. Elles étaient du diocèse. L’une d’elles était depuis plusieurs années obsédée, sinon possédée du démon. Elle s’en allait, accompagnée de sa sœur, de lieux saint en lieux saints, pour tâcher d’obtenir soulagement à ses peines. Plusieurs ecclésiastiques l’avaient exorcisée. Le bruit de la translation des reliques de St Léonce s’étant répandu, la possédée fut attirée à son tombeau. Après la présentation de ses lettres au Rme Père, celui-ci la conduisit dans la crypte du St martyr.
Plusieurs religieux et L….. accompagnèrent le Père Abbé. Les reliques de St Léonce furent exposées. Tous s’étant agenouillés, prièrent. Le Rme Père s’étant levé, se tourna vers les deux femmes prosternées au pied de l’autel. La possédée tremblait de tous ses membres, elle était fortement agitée. Les moines remontèrent et se mirent à genoux autour de la crypte. Dom Bourgetteau et L….. restèrent seuls près du Rme Père pour répondre aux prières. Celui-ci, en les récitant, appuyait avec force et autorité sur quelques unes. Pendant la récitation de l’hymne Veni Creator, il s’arrêta à la strophe hostem repellas longius, qu’il répéta plusieurs fois. La femme devint très agitée. Et chaque fois que l’exorciste récitait cette strophe, la malheureuse s’agitait davantage. Elle se jetait à droite, à gauche, se renversait, se tordait les bras. Elle articulait des paroles incohérentes, sans suite. L’écume lui sortait de la bouche. Elle avait des soubresauts qui la soulevaient de terre, malgré les efforts de sa sœur pour la maintenir. La sueur inondait son visage. Tout à coup, ses yeux cessèrent de rouler dans leur orbite, son regard devint fixe, sur un objet invisible, son visage reflétait l’horreur, sa poitrine se gonflant, il en sortit comme une sorte d’aboiement ou de hurlement violent. Dom Bourgetteau, qui était à genoux, se leva en sursaut. L….. en fit autant et s’élança vers l’escalier. Mais la honte le prit, il revint s’agenouiller près du Rme Père, qui continuait avec fermeté et calme les prières de l’exorcisme. Il était beau et admirable, notre Père, pendant tout ce temps. Debout, et comme animé par l’Esprit divin, la main étendue sur la possédée, son regard plein de foi et d’inspiration, semblait voir et dominer le malin qui tourmentait la pauvre femme.
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Sa voix était ferme, pleine d’autorité, et les paroles liturgiques qui s’échappaient de ses lèvres, étaient comme le commandement que le Christ lui dictait. L’obsession cessa. Le calme revint à cette malheureuse. Elle s’unit aux prières du Rme Père et se retira, sinon délivrée, du moins grandement soulagée et réconfortée par ses paroles de paix et les encouragements du Père à supporter avec résignation et courage cette épreuve, dont elle fut délivrée plus tard, à la suite d’un voyage à Rome.
A cette occasion, le Père, pour qui tout était un motif d’études, se livra à celle du surnaturel. Il compulsa un grand nombre d’ouvrages concernant ces matières; tout ce qui regardait les possédés de Loudun, et autres causes semblables, les miracles du diacre Pâris, toute l’affaire des convulsionnistes. Dans cette étude, il y puisa une haine et une aversion contre le Jansénisme, qui se retrouve dans tous ses écrits. La question du surnaturel l’entraîna à une étude plus approfondie de la théologie mystique, où il devint maître. Ses auteurs assidus furent, à cette époque, Suarez, Benoît XIV, Le Livre de la Providence et les Lettres de Ste Catherine de Sienne, Marie d’Agréda, Ste Hildegarde, Ste Gertrude, Ste Mechtilde. Il voulut même dès cette époque faire traduire les œuvres de ces deux saintes; Ste Madeleine de Pazzi et, plus rapprochée de notre époque, Sœur Catherine Emmerich, les œuvres de Goërres. Il fut en rapport avec l’abbé Cazalès, mais L…. ne se souvient pas par quelle circonstance. Le Père se fit aussi traduire par Dom Brandès des auteurs allemands traitant de la mysticité. Il dépouilla aussi et prit des notes dans les vies des Saints mystiques, données par les Bollandistes.
Ces études ne le détournaient point de ce qu’il devait à ses enfants et à la vie monastique. Quelles admirables conférences il leur faisait au chapitre ! Il leur commentait avec tant de charme cette vie sublime à laquelle ils étaient appelés. Comment se fait-il que tous n’aient pas persévéré et que pas un d’eux n’ait songé à recueillir les paroles d’or qui s’échappaient des lèvres du Père ! Les commentaires sur la Règle de St Benoît lui étaient familiers; il les possédait et savait les exposer avec clarté. Il était imbu de tout ce qui a rapport à l’Observance monastique. Il en était pénétré comme dut l’être Saint Maur, élevé par le glorieux St Benoît, alors que celui-ci l’envoyait en France implanter la vie Bénédictine.
Les difficultés suscitées par Mgr Bouvier, qui d’abord fut favorable aux moines, mais poussé par des intrigues, donnèrent au Rme Père l’occasion de se livrer plus particulièrement à l’étude du droit canonique. Il s’y livra avec son ardeur ordinaire, recherchant, notant tout ce qui concerne les droits, prérogatives et dispenses monastiques. Le bon évêque eut contre lui un rude jouteur. Il y eut entre eux une longue correspondance. Toutes les lettres de Sa Grandeur ne donnèrent pas que du souci au Rme Père. Quelques unes excitèrent sa verve et sa gaieté, qui n’excluaient pas le profond respect qu’il avait pour le Prélat. L’une d’elles, entre autres, commençant par ces mots: « Il me revient de différents côtés », fut pour le Rme Père une bonne occasion de joie et d’agréable plaisanterie.
Les réponses du Père doivent toutes être conservées; il les fit toutes copier par L…..
Dans le même temps, ou à peu près, L….. ignore la date, c’était à l’époque du ministère Barthe, celui-ci écrivit à D. Guéranger plusieurs lettres inquiétantes pour l’existence de Solesmes. L….. ne se souvient pas d’avoir copié les réponses qu’il croit néanmoins avoir été conservées. Lors de la grande question au sujet de l’enseignement et des réclamations des catholiques sous le gouvernement de Louis Philippe, le Père y prit part par ses encouragements au journal l’Univers. Il eut aussi à ce sujet une correspondance très active avec Mr de Montalembert et plusieurs des rédacteurs du Journal. Parmi les publications remarquables qui parurent alors dans l’Univers sur la liberté d’enseignement, il y eut les lettres de Mgr Clauzel de Montals, évêque de Chartres. Le Père les fit lire au réfectoire. Il correspondait avec le prélat. Est-ce à cette occasion que l’abbé Pie, depuis évêque de Poitiers, connut le Rme Père ?
Dans un voyage que Léandre fit avec le Père, de Solesmes à Paris, ils s’arrêtèrent à Chartres toute une journée pour visiter la cathédrale. Deux fois déjà, ils l’avaient visitée ensemble, ainsi que les autres églises de Chartres, notamment St Père, cette vieille basilique monacale dont l’abbé de Solesmes faisait admirer à Léandre l’intérieur, qui charme si vivement lorsqu’on y entre pour la première fois. Ravi de l’élégance de cette œuvre bénédictine, le Père faisait admirer encore à son compagnon les vitraux du chœur et du sanctuaire, et l’harmonie de son architecture de trois siècles. Toutes ces beautés lui faisaient amèrement regretter que l’abbaye servît de caserne militaire. Dans le chœur, ainsi que l’invoque une inscription, se trouvait autrefois le tombeau de St Fulbert, moine de St Père en Vallée, devenu évêque de Chartres et qui travailla avec tant d’activité à reconstruire sa basilique, où retentirent si longtemps les deux gracieux répons qu’il avait composés en l’honneur de la Ste Vierge, et que le Père rappelait et redisait avec tant de piété et de charme en ce lieu béni.
Ce n’était point en simple curieux amateur d’archéologie, que le Père visitait Notre-Dame de Chartres, mais en pieux pèlerin, venant recommander à la Vierge Mère l’œuvre bénédictine. Avec quelle ferveur il priait, combien dévotement il disait
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la messe et suppliait la Vierge noire du pilier de bénir son œuvre. Il ne pouvait prier à N. D. de Sous-terre, la crypte était alors encombrée de futailles et autres objets profanes.
Toutefois, après avoir satisfait ses dévotions, il reprenait son rôle de maître et il se faisait un bonheur d’expliquer à Léandre cette œuvre merveilleuse, élevée à la gloire de Marie, où tout parle de la Reine du ciel, où tout chante ses louanges. Il trouvait l’explication du symbolisme qui règne en ce lieu, jusque dans le moindre détail. Il commentait avec amour et entraînement ce chef-d’œuvre des logeurs du Bon Dieu. Mais, hélas ! il trouvait aussi matière à s’indigner en présence de ces prétendues restaurations archéologiques. Il les comparait à la révolution liturgique qui anéantit tant de prières vénérables, pleines de piété et d’onction, dont les chants suaves et mélodieux ne se faisaient plus entendre sous ces voûtes séculaires. Le groupe de l’Assomption, placé derrière l’autel en guise de retable, lui semblait aussi outrageux à la Mère de Dieu que le frontispice du missel de 1782.
Tous ces marbres, disait-il, étouffent l’inspiration chrétienne comme la poésie des hymnes de Santeuil et Coffin arrête l’élan de la Prière.
Lors du dernier voyage que Léandre fit avec le Père, Mr l’abbé Pie leur servit de cicerone. Le futur évêque de Poitiers, lui, dont le Rme Père écrira un jour « mon bon abbé Pie, dont j’ai eu le bonheur d’aider la nomination », se fit un grand bonheur de montrer sa cathédrale comme il l’appelait.
Il leur fit visiter le trésor, la Sainte Châsse où est enfermée la Tunique de la Ste Vierge, les riches ornements de N. D. du Pilier; le puits des Saints Forts, à l’entrée de N. D. de Sous-terre. Ils montèrent aux clochers, virent la nouvelle charpente en fer, remplaçant l’antique Forêt comme on appelait l’ancienne charpente dévorée par l’incendie de 1836. Quelle belle et intéressante journée ce fut pour Léandre. Il la passa à voir , à admirer un chef-d’œuvre, et à écouter deux maîtres, l’un faisant l’historique, et l’autre, expliquant le symbolisme de cette merveilleuse cathédrale. Certes, ils ne purent entrer dans tous les détails de l’ornementation intérieure et extérieure, mais le bon abbé fit remarquer au Rme Père, à la façade méridionale parmi les bas-reliefs du pilier de droite, un St Benoît assis devant un table, et bénissant une coupe qu’un jeune moine lui présente. Le Père aimait à se souvenir qu’une scène de la vie de son saint Patriarche, ornementait le splendide monument élevé à la gloire de la B. Vierge Marie.
Léandre ne se rappelle pas exactement l’année du voyage. L’apparition de l’auxiliaire catholique eut lieu vers ce temps-là. Le Père, préoccupé du besoin où la société était alors d’avoir une bonne revue dont la doctrine fut intègre au point de vue catholique, songeait depuis quelque temps à créer une publication mensuelle, dont il serait le directeur et l’âme. Il était entré en pourparlers avec l’éditeur, plusieurs articles étaient prêts, mais le nom à donner à cette publication n’était pas encore trouvé, il s’en entretenait avec Léandre pendant ce voyage, lorsque celui-ci suggéra le nom d’auxiliaire catholique, que le Père adopta, parce qu’il rappelait cette invocation auxilium christianorum adressée à la Ste Vierge, sous le patronage de laquelle le Père mettait son œuvre.
De Chartres au Mans, ils voyagèrent la nuit. A cette époque, le chemin de fer n’existait pas. La voiture publique appelée diligence avait plusieurs compartiments; le Père et Léandre furent placés dans l’intérieur, qui était au grand complet. Le Père, gêné par une excessive chaleur et la poussière, se trouva très fatigué, il avait besoin de sommeil, (mais) il ne put dormir, n’ayant point où s’appuyer. Il récita son chapelet tout le temps, et sa gaieté ne fut point altérée par la souffrance qu’il éprouvait. Le matin, à son arrivée au Mans, il s’en alla assez dispos dire la messe à la Visitation, où son bon ami Mr Boulanger, l’aumônier, était toujours si heureux de le voir.
Ces voyages de Paris à Solesmes et de Solesmes à Paris se faisaient, parce que le Père avait essayé une fondation en cette ville. C’était en 1842. Un matin, au mois d’avril, par la rue Angevine, partit une petite colonie de moines et de novices, qui prirent la route de Sablé au Mans. En cette dernière ville, ils s’arrêtèrent chez Mr Edouard Guéranger, frère du Rme Père. Léandre y demeurait, il avait quitté son père depuis un an. Celui-ci, toujours rempli d’affection et de tendresse pour son enfant, le reprit avec lui. Il voulait, comme il le lui écrira dix ans plus tard, lui empêcher « de gaspiller un avenir que la religion et des passions contenues eussent rendu plein et constant », ou du moins « qu’il gardât la foi et qu’il sut reconnaître » un jour, « que Dieu avait mis le bonheur à sa portée, au moyen de sacrifices plus faciles qu’on ne le croit, et qui assurent la paix du cœur et des sens, ce qui est tout en ce monde ».
Ils arrivèrent le matin à Paris. Tout était encore dans le sommeil, l’agitation de la grande ville commençait à peine. Descendus de voiture, après un jour et une nuit de voyage, les pères et les novices, ils étaient cinq en tout, furent conduits par leur Abbé au faubourg St Germain, chez la Comtesse Swetchine. Tous poudreux comme des voyageurs, sans prendre le temps de faire toilette, ils arrivèrent à son hôtel, précédé d’une cour spacieuse où, sur un large perron, se tenait un valet de chambre qui les reçut et les introduisit par un grand péristyle, à un vaste
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escalier, en haut duquel un autre valet les prit et les conduisit à travers plusieurs pièces, jusqu’à un magnifique salon, dont ils osaient à peine fouler les tapis. A l’extrémité, ils s’arrêtèrent dans une sorte de pronaos. Au fond, se trouvait une porte dont les deux battants s’ouvrirent, pour les laisser pénétrer dans une chapelle, où la Comtesse les attendait, agenouillée et priant Dieu. Décorée avec un luxe oriental, cette chapelle était si belle et ornée de si magnifiques tapis, que les compagnons du Père n’osaient le suivre. De riches et moelleux coussins servaient d’agenouilloirs. Ils hésitaient à s’en servir. De riches lampes étaient suspendues devant l’autel.
Le Père s’avança vers l’autel, il pria un instant, et sortit ensuite, suivi de Mme Swetchine, à qui il présenta ses hommages. Il rentra bientôt et célébra la Sainte messe. C’était, depuis la Révolution, la première célébrée à Paris par un moine bénédictin en présence de sa communauté.
Léandre ne se souvient plus de tous ces détails de l’ornementation de l’autel et de la chapelle, mais il se souvient d’une madone byzantine qui était fort belle, et d’une double croix enrichie de pierreries. Elle était placée sur le tabernacle. Il en parla au Père qui lui dit: « Cette croix que tu trouves si belle et qui est si riche m’a été promise par la Comtesse. Elle la destine pour Solesmes après sa mort. Qu’est devenue cette croix ?
Son action de grâce terminée, le Père sortit, suivi de ses moines. Il les présenta à Mme Swetchine qui le remercia d’avoir bien voulu accepter sa chapelle pour y célébrer la première messe monastique en Paris. Elle eut des paroles d’encouragement pour tous, promettant de leur venir en aide autant qu’elle le pourrait. Les promesses ne furent pas vaines, car pendant le temps du séjour des moines à Paris, elle leur fournit beaucoup de choses pour leur chapelle, et ils furent heureux d’employer ses tapis pour leurs autels, et ses vêtements de soie pour en faire des ornements.
De la rue de Grenelle, l’Abbé et ses moines se rendirent à la rue de Monsieur, où le Père Goussard avait approprié autant que possible aux usages monastiques, une maison peu importante mais en rapport avec les ressources pécuniaires dont pouvait disposer Dom Guéranger. Il avait voulu s’implanter au faubourg St Germain, dans la pensée de ressusciter le célèbre monastère de ce nom.
Toujours plein de sollicitude pour le bien spirituel de son enfant, le Père, dans l’après-midi du jour de leur arrivée, le conduisit à la rue des Postes, chez les Jésuites, pour y faire une retraite de dix jours. Après ce temps, il le ramena tout disposé à suivre la règle monastique. Tout le temps que Léandre resta en cette maison, il vit le Père faire des prodiges de travail, d’activité et de zèle pour son œuvre monastique. Tous les offices étaient célébrés comme à Solesmes, la prière et le travail occupaient tous les instants des moines. Ils y mettaient un entrain, une ardeur, qu’ils puisaient dans l’exemple de leur Père. Il fallait à celui-ci les plus graves motifs pour s’exempter des exercices religieux. Je ne sais comment sa santé se pouvait soutenir au milieu de ce travail incessant. Il pourvoyait à tout avec beaucoup de tact et une discrétion parfaite. La gaieté et l’amabilité de son caractère étaient toujours constantes, malgré qu’il fut souvent accablé de visites. Il en recevait de toutes sortes. Il était bon et affable pour tous et, cependant, que d’ennuyeux il eut à entendre.
Parmi ses relations agréables, il faut noter celles avec Mr Bailly de Surcy, les rédacteurs de l’Univers: Louis Veuillot, Dulac, et un autre dont Léandre a oublié le nom. Il aida de ces conseils ces vaillants journalistes et les guida dans plus d’une question épineuse, où les grands principes catholiques étaient en jeu. Léandre se souvient que Mr de Falloux vint soumettre au Père sa vie de St Pie V. Vers cette époque, l’abbé Dupanloup publia un livre que le Père lut et nota avec soin. Il le critiquait vivement, et si plusieurs articles publiés à ce sujet dans l’Univers ne sont pas entièrement de lui, il en est l’inspirateur. Léandre ignore si le Père eut à Paris des relations avec l’abbé Dupanloup. Il en avait à cette époque d’intimes avec Mr de Montalembert, les pères Cahier et Martin de la rue des Postes, le père Lefebvre et le Père Lacordaire. Mais il n’en eut avec personne d’aussi intimes qu’avec Mr Dufriche Desgenettes, curé de N. D. des Victoires. Une tendre et affectueuse amitié les unissait. Le bon curé s’était ouvert avec son fils, comme il appelait Dom Guéranger, lorsque Dieu lui inspira de fonder l’Archiconfrérie du Saint Cœur de Marie. C’était avant l’essai d’installation des moines à Paris. Lorsque le Père eut conduit ses enfants dans la capitale, il voulut mettre son œuvre sous les auspices de Marie. Léandre venait de sortir de sa retraite, le Père le conduisit avec plusieurs moines à N. D. des Victoires. Le Rme Père dit la messe à l’autel de l’Archiconfrérie. Avec quelle ferveur il pria. Combien furent ardentes ses supplications ! Mais Dieu, voulant éprouver son serviteur, ne permit point que l’installation dans la capitale réussit. Pendant le séjour des moines à Paris, le bon curé venait souvent assister à quelques unes des fêtes monastiques. Quel bonheur c’était pour le Père et ses enfants.
A Paris comme à Solesmes, Dom Guéranger ne se prodiguait point, il attendait. On venait à lui, et ses relations étaient multiples, je l’ai déjà dit. Mais rien, sinon des choses de la plus haute gravité, ne lui faisait manquer les offices et les exercices religieux; il donnait l’exemple de la régularité à ses enfants, et tous voulaient l’imiter. Là comme à Solesmes, il était vraiment moine. Il sortait peu, et uniquement
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pour les besoins de la maison ou pour quelque travail dans les bibliothèques, mais rarement; il y envoyait son éclaireur comme il se plaisait à dire.
Souvent, Léandre l’accompagna chez un libraire de la rue du Fouare. Il y passait de longues heures à bouquiner. C’est là qu’il se procura un grand nombre des éditions anciennes des Pères de l’Eglise et autres ouvrages précieux qui forment en partie la bibliothèque de Solesmes et la rendent si riche par sa valeur scientifique. Il aimait à faire ressortir cette coïncidence de retrouver au 19e siècle dans cette rue du Fouare, les œuvres des Pères de l’Eglise que les écoliers du Moyen-Age, fréquentant l’Université, y venaient étudier. Ce nom de Fouare est un vieux mot qui veut dire paille. La rue en a pris le nom de la paille qu’on y étendait pour que les étudiants, trop nombreux ou trop pauvres pour loger ailleurs, pussent s’y reposer. Une grille la fermait à chaque extrémité, au temps où St Thomas vint soutenir sa thèse à l’Université de Paris. Dans cette rue où les écoliers répétèrent le nom du Docteur angélique et commentèrent ses paroles, le Rme Père, après 6 siècles, y trouvait l’édition des œuvres de ce grand saint.
Il aimait les restes du vieux Paris, et il lui plaisait de voir quelques-uns de ses moines s’en occuper. Mais c’était surtout dans les bibliothèques qu’il les envoyait le plus ordinairement, en particulier Léandre. Il lui donnait une sorte de programme à remplir pour les recherches à faire en différents manuscrits. Toutes avaient rapport à la Liturgie, et consistaient à analyser ou dépouiller les anciens Missels ou livres d’offices manuscrits. A la bibliothèque de la rue Richelieu, les conservateurs, M. M. Champollion et Hase étaient d’une aménité charmante pour le jeune novice. Ils lui témoignèrent beaucoup de sympathie, l’aidant parfois de leurs conseils, et ils ne lui refusèrent jamais de manuscrits, pas même ceux qui étaient réservés. Outre le dépouillement des pièces liturgiques, le Père avait demandé celui de plusieurs cartons, dits du fonds de St Germain. Ce fut au milieu de nombreuses pièces disparates, qu’un jour, Léandre trouva le Décret de l’Empereur, daté de Vilna le 11 juillet 1812, annulant l’arrêté du Conseil de Préfecture de la Sarthe contre la propriété des statues qu’il voulait enlever à Mr de Chanteloup. Grande fut sa joie. Il eut bientôt rangé les pièces, noté le carton, et d’un bond, courut annoncer cette nouvelle au Père qui, le lendemain, vint lui-même constater le fait.
Parmi les rares manuscrits du Louvre, se trouvait le beau et splendide manuscrit, dit « Les Heures » ou « Evangéliaire de Charlemagne ». Le Père désirait en avoir l’analyse; il y envoya Léandre, qui fut très bien accueilli par M. Barbey d’Aurevilly, bibliothécaire. Celui-ci lui montra la précieuse relique qui était sous vitrine fermée à clef, mais il ne lui permit point de la manier et de faire aucun travail. Le lendemain, le Père vint avec Léandre. Il obtint que la vitrine fut ouverte. Il feuilleta avec grande satisfaction le précieux manuscrit et il laissa Léandre en faire le dépouillement. Il a péri dans l’incendie allumé par les communards.
Une œuvre liturgique que le Père fut également heureux de parcourir, c’est le Bréviaire d’Odérise, Abbé du Mont-Cassin. Il était à la Mazarine, où Léandre en avait fait l’analyse. C’est là aussi qu’il trouva la 1ère édition du Bréviaire de Ch. de Vintimille, de 1736, sans cartons, et plusieurs éditions où des cartons avaient été mis.
Si je relate tous ces faits intimes du Père avec Léandre, c’est pour montrer l’extrême tendresse qu’il avait pour son enfant. Lorsque l’Abbé de Solesmes eut terminé son 9e vol. des Institutions liturgiques, il lui écrivait le 19 août 1851: « Le temps me fuit de plus en plus, et tu ne saurais croire, mon cher enfant, combien il m’a fallu d’années pour mener à fin le volume que je viens de t’envoyer.
Tu as été servi le premier, avant les cardinaux, avant les archevêques, et avant qui que ce soit. La lecture de mes derniers chapitres t’expliquera pourquoi je t’ai fait ainsi les honneurs. Tes excellentes notes sur les manuscrits liturgiques m’ont été d’un grand secours, et il était juste que le premier hommage de ce livre auquel tu n’es pas étranger, te fut adressé. Tu trouveras quelque charme à suivre les traces de tes anciennes préoccupations diplomatiques: pour moi, en écrivant ces pages, je me reportais avec une douceur mêlée de tristesse vers ces longues années que tu passas avec moi, et qui ont été les meilleures de ta vie et les plus heureuses. Pauvre enfant ! ».
Mgr d’Astros avait mis son nom à un écrit contre les Institutions liturgiques. Le Père regretta vivement cette condescendance de l’archevêque pour un réquisitoire qui n’était pas sorti de sa plume. Derrière le nom du Prélat, se cachait un collaborateur maladroit, sur lequel le Père se fit un malin plaisir d’exercer sa verve. Toutefois, la première partie s’adressant plus personnellement à l’archevêque, il voulut rappeler le courage qu’en un temps de persécution, il avait montré en dénonçant au faux pasteur de l’Eglise de Paris, l’arrêt apostolique qui flétrissait sa conduite. Ce fut pour le Père l’occasion de nous raconter cette page intime de sa vie, où, pour la première fois, le nom de l’archevêque lui apparut.
La mémoire de Léandre n’est pas assez précise pour rien rapporter de ce que le Père raconta alors. Mais dans les premières pages de la Défense des Institutions liturgiques, le Rme Père résume de la manière la plus charmante ce qu’il avait dit dans l’intimité. La vie de ses premières années s’y trouve succinctement exposée. Quoi de plus touchant, de plus gracieux ! Il s’y peint tout entier. Elles devraient être placées en tête de ses œuvres, ces lignes où il se peint si bien: « Dès les premières années de ma jeunesse, je sentis en moi un attrait puissant pour l’étude de l’histoire Ecclésiastique.
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De bonne heure, j’appris à m’identifier avec les destinées de la Sainte Eglise catholique, à soupirer pour sa liberté. Je compris que tout cœur catholique devait aimer cette mère. …. Je lui dévouai pour jamais, à cause de son Epoux, tout ce que mon cœur aurait d’amour sur cette terre…. J’avais quinze ans, Mgr, lorsque votre nom m’apparut pour la première fois…. « .
De temps à autre, le Père se rendait dans la rue des Postes, chez les Jésuites. Il y voyait les pères Cahier et Martin, qui s’occupaient alors de la monographie de la cathédrale de Bourges.
Dom Pitra, aujourd’hui Cardinal, était alors Prieur de St Germain. Il était pour les moines un modèle de piété et de régularité. Travailleur infatigable, il consacrait une partie de son temps à de sérieuses recherches dans les bibliothèques de Paris. Mais, à cette époque, les moines avaient quitté la rue de Monsieur et habitaient celle de Nore-Dame-des-champs. La maison était plus vaste, la pièce servant de chapelle plus grande, il y avait là quelque chose de plus monastique que dans la rue de Monsieur. Le Père, pour décorer la chapelle, avait fait exécuter un tableau qu’il plaça au-dessus du maître-autel. On y voyait une croix, enrichie de pierres précieuses, et au premier plan, l’Evêque Saint Germain, fondateur du monastère et le diacre St Vincent de Sarragosse, sous l’invocation duquel il l’avait placé. La réunion de ces deux saints indiquait qu’ils avaient été les patrons de l’antique monastère et que la restauration du nouveau était placée sous leur patronage.
Léandre ignore le nom du peintre de ce tableau qui n’était pas sans mérite.
A cette époque, le Père eut des relations avec l’illustre docteur Récamier.
Un jour, le Rme Père Abbé conduisit à Bièvres une partie de ses moines et de ses novices. Bièvres, solitude charmante cachée dans une étroite et fertile vallée où coulaient des eaux limpides, à l’ombre des grands bois de Verrières. Bientôt, tout y prit, tout y respira un air monastique. Là, comme à Paris, la vie des moines se passa dans la prière, le travail et les études, et comme à Solesmes au début, quel ne fut pas l’entrain, la charité de tous, dans cette vie de famille. L’empressement des uns et des autres pour se rendre mutuellement service, ne se lassait jamais, les plus robustes suppléaient aux plus faibles, les fatigues étaient comptées pour rien, on s’y précipitait. Dom Piolin était Prieur de St Jean de Bièvres, donnant à tous l’exemple de la régularité, du travail et du dévouement. La présence du Rme Père à Bièvres attirait de nombreux visiteurs, tous amis. La régularité monastique n’en était point troublée. Jamais moines ne furent plus ardents observateurs de leur règle que ces jeunes hommes, entraînés par l’exemple du Père, animés par ses conseils et reconnaissants de la grâce que Dieu leur faisait de marcher sous la conduite d’un tel chef.
Un an avant le départ des moines pour Paris, le Rme Père bénit une chapelle élevée à l’honneur de N. D. des Roses. Il bénit aussi la statue et inaugura le fragile monument par une consécration de lui-même et de ses enfants à la divine Rose mystique. Voici à quelle occasion.
A l’extrémité du grand jardin, les moines avaient élevé un petit pavillon en bois, dont le temps n’avait laissé que les débris. Le lierre les avait envahi, les tenait debout et en avait formé une sorte de berceau. Sainte Thérèse l’eût choisi pour un de ses ermitages qu’enfant elle aimait à construire. Rien n’en troublait la solitude; le silence n’y était interrompu que par le bruit de la rivière, dont les eaux, débordant par-dessus la chaussée, produisaient un agréable murmure. Un jour, les novices voulurent agencer ce pavillon, il leur vint une pensée plus digne, celle d’élever là une chapelle à Marie.
Le Rme Père Abbé donna son consentement; les novices se cotisèrent, ils firent une souscription, des âmes généreuses les aidèrent, le Père cellérier y prêta la main, et bientôt la petite chapelle prit naissance et se dressa gracieuse, à l’extrémité de l’allée. Les novices se mirent au travail, leur Père Maître, Dom Gardereau, leur donnant l’exemple. Quel entrain ! L’un trace les fondations et prend des alignements, l’autre place des piquets, enlève les terres, celui-ci approche de la pierre, celui-là fabrique le mortier, tous aident aux maçons.
Le père Jehan fit la statue (2), le père David le moule. Autour de la chapelle, le père Camille Leduc et Léandre plantèrent des arbres. Qui se souvient aujourd’hui de la joie de tous ces novices, lorsque fut élevé ce simple édifice ? … Rosa mystica ! Ils voulaient honorer leur Reine sous ce mystérieux et gracieux symbole; ils se souvenaient aussi que ce fut sous la forme d’un immense rosier que la grande Ste Gertrude vit au ciel St Benoît, entouré de ses enfants, comme autant de roses resplendissantes. Ils avaient voulu se consacrer à la Rose mystique avec leur Abbé, lui dont l’écusson porte l’emblème de cette fleur céleste, entourée de douze étoiles. Le Père Lebannier (l’) s’inspirant de cette idée, composait les délicieuses proses que ses confrères aimaient à chanter.
« Rosa caeli nostrum dulce decus…
Ave Rosa micans aurora similis… « .
Léandre ne se souvient plus de la date de la consécration. Il se rappelle, qu’au jour fixé, après les Vêpres, les moines s’en allèrent processionnellement,
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chantant les litanies de la Sainte Vierge. Arrivés à la chapelle, le Rme Père bénit la statue de la divine Mère et l’humble édifice. Puis il fit la consécration de lui-même, de ses moines et des novices à la Reine du Ciel.
Voilà l’origine de la Madone du noviciat.
Depuis ce temps, que de prières ferventes ont été adressées en ce lieu à notre Mère. La petite chapelle a subi le sort commun de toutes choses ici-bas, elle a disparu. Mais l’image de la Vierge Mère est restée en ce lieu béni. Dieu se préoccupe moins des autels de pierre que des besoins spirituels de ses enfants. Cet endroit où le Rme Père et ses moines se prosternèrent, est devenu un lieu saint, Dieu l’a marqué de son sceau. Il y parle en Père, par l’image de la divine Mère, et les novices reconnaissants, choisissent de préférence ce lieu béni pour y offrir leurs hommages et appeler sur eux les grâces monastiques.
La présence du Rme Père à Bièvres y attirait comme à Paris, de nombreux visiteurs. Mr de Montalembert et le bon curé de N. D. des Victoires, Mr Dufriche Desgenettes, y venaient souvent, de même la Duchesse de Liancourt-Doudeauville, si bonne pour les moines, la Duchesse de Montesquiou-Fezensac, Dame d’honneur de la Reine Amélie, et d’autres grandes dames du Faubourg St Germain. Elles aimaient les moines et leur venaient en aide. Mme Swetchine surtout, leur portait le plus grand intérêt.
Le Rd Père Lefèvre, jésuite, venait souvent se reposer de ses fatigues dans cette délicieuse retraite. Raymond Burcker se plaisait à discourir avec les moines et à leur raconter les incidents de sa vie où le doigt de Dieu se montrait souvent.
Bièvres, pendant quelque temps, abrita un jeune russe qui avait fui son pays, après sa conversion au catholicisme. Employé du gouvernement, il avait été éclairé des lumières de la vérité par les Dominicains de … Léandre ne se souvient pas exactement du nom de l’endroit, il croit que c’est Moscou.
Après mille et mille difficultés, ce jeune homme, – Léandre croit qu’il se nommait Michel Schanlepuikaf – parvint à s’évader de la Russie, dont il eut la plus grande peine à franchir la frontière, pour entrer en Prusse, d’où il parvint en France, mais non sans une foule d’aventures et de dangers. Il ne s’en sauva que par miracle, et son inflexible confiance en la Ste Vierge. Arrivé aux environs de Paris, – c’est le seul fait dont Léandre se souvienne – il ne restait plus au jeune russe de quoi parvenir jusqu’à la grande ville, lorsque traversant un village, un chien se jeta sur lui et lui enleva un large morceau de son pantalon. Il était dans la plus grande désolation, il n’avait pas de quoi le remplacer. Le curé de l’endroit survint en cet instant. Il vit son chagrin et chercha à le consoler, il l’emmena et le conduisit chez lui. Michel lui raconta son histoire. Le bon curé, touché du récit du jeune homme et admirant son courage pour avoir abandonné patrie, parents et famille pour maintenir sa foi, ne savait quels témoignages de sympathie lui témoigner. Il lui donna un pantalon et le mit, à l’aide de sa bourse, en état de se rendre à Paris. Léandre ne se souvient plus comment il était venu à Bièvres, où il était à l’abri de l’espionnage de la police russe. Peut-être la Comtesse Swetchine avait-elle procuré à ce jeune homme son admission chez les moines. Ceux-ci avaient transformé en un séjour de paix, ce lieu embelli par l’art et la nature.
A l’ombre de trois magnifiques platanes, s’élevait une statue de la Ste Vierge Mater Dei. Sur le côté d’une longue et splendide allée, bordée à droite, par le bois de Verrières, à gauche, par un petit ruisseau, se trouvait une grotte qui fut dédiée à St Benoît.
En une île délicieuse, près du monastère, avant l’arrivée des moines, s’élevait une statue de Vénus. Une relique de St Jean-Baptiste vint sanctifier le piédestal et l’île.
Le 24 juin 1845, ce fut une grande fête en ce petit monastère. Tous les moines de St Germain arrivèrent le matin, conduits par le Père pour assister aux Vêpres et à la translation de la relique de St Jean. Parmi les invités à cette fête, se trouvait le père Lefèvre. Ce même jour, Mgr John Brady, évêque de Perth, en Australie, et deux bénédictins espagnols qui s’étaient réfugiés depuis 1835 au monastère de la Cava, arrivaient à Paris. Dès le 27, tous les trois vinrent frapper au monastère de St Germain, où ils dînèrent. Le 8 juillet, Léandre déclara au père qu’il voulait accompagner les trois missionnaires en Australie.
Le père s’y refusa. mais l’insistance de Léandre fut telle que l’Abbé céda. Le 11, fête de la Translation de St Benoît, Mgr Brady célébra la messe conventuelle, assisté de deux moines espagnols. L’Abbé Desgenettes était présent. Le frère de Léandre était venu de Solesmes pour dire adieu.
Après les Vêpres, le Père, en présence de tous les moines, reçut Léandre du tiers ordre de St Benoît. Il en fut les prémisses, de même que son frère l’avait été pour prononciation des vœux solennels entre les moines de Dom Guéranger à Solesmes. Le 12, le Rme conduisit son fils à Bièvres dire adieu aux moines. Le lendemain, il l’emmena en pèlerinage à N. D. des Victoires où il célébra pour lui la messe, à l’autel des grâces… Le 15, Léandre dit un dernier adieu au Père, après la récitation des prières de l’itinéraire qui se firent à la chapelle, après le dîner. Le soir, l’Evêque et les deux moines espagnols avaient un compagnon de plus, en quittant la grande cité. Le Père n’abandonna pas pour cela son enfant, il ne cessa de lui prodiguer son affection et sa tendresse. Ces sentiments le suivirent au-delà des mers, les années d’absence ne les effacèrent point. Léandre les trouva aussi vivaces après son retour d’Australie. Ah ! Quel Père, comme il sut aimer avec tendresse.
Léandre ne fut pas le seul à expérimenter l’affection paternelle de D. Guéranger. Tous ceux qui l’ont connu et approché, peuvent redire cette qualité de son cœur que rien ne rebutait, ni l’abandon, ni la violence. Qui racontera toutes les épreuves que lui fit subir Dom Brandès, ce saxon converti, l’un de ses premiers enfants. Après de nombreuses scènes dont le Père but le calice jusqu’à la lie, le fils ingrat se retira de lui et, révolutionnaire d’un autre genre, il s’exila en Suisse, le refuge ordinaire des révoltés politiques.
A l’un de ses voyages en la Ville Eternelle, pendant son séjour à Rome, le Père fut atteint de choléra. Il ne dut la vie qu’à des remèdes énergiques et aux soins empressés d’un ecclésiastique, dont Léandre ne se souvient plus du nom. Sa guérison fut providentielle, mais il lui demeura des germes de la fièvre, qui furent le tourment de sa vie. On pourrait dire que ce fut sa croix. C’est elle qui lui donna la mort. Elle n’était point réglée, elle lui arrivait à l’improviste. Elle le surprenait, parfois au moment d’une conférence, ou pendant l’office, ou à la récréation, au parloir, dans sa cellule. Le moindre rayon de soleil suffisait pour lui donner de violents accès. L’énergie du Père lui faisait dissimuler la souffrance, mais à quelle rude épreuve elle le mettait. Avec le temps, les accès devinrent moins fréquents, mais pendant les années que Léandre passa avec lui, combien de fois ne le vit-il pas rentrer dans sa cellule dans un état de prostration capable, sans un caractère moins énergique, de lui interdire tout travail, toute étude. Sa volonté était si grande qu’il travaillait quand même pendant ces moments de souffrance atroce. Avec quelle résignation il les acceptait et priait, et combien était fervente l’offre qu’il faisait à Dieu de cet état.
Après l’Eglise, sa cellule était son lieu de délices. Avec quel bonheur, quelle joie enfantine, il s’y retirait. Combien il lui coûtait de la quitter, surtout quand son absence devait se prolonger. Qui n’a admiré la simplicité de cette cellule ! Elle était composée de deux pièces. La plus grande contenait, à droite en entrant, une commode bien rustique, où il ramassait ses insignes de prélat, la cotta, les mitres, etc… Un grand et haut bureau de bois blanc, encombrait le milieu de la pièce, tout chargé de livres et de papiers. Il y travaillait peu, sinon lorsqu’il lui fallait compulser plusieurs in-folios. Deux crédences du temps des anciens moines, placées aux angles opposés à la porte, et chargées de livres, un pupitre en bois blanc et deux chaises ordinaires formaient tout le mobilier de cette pièce.
La seconde, lui servait de chambre à coucher. C’est là qu’il se tenait le plus ordinairement. A droite, était un large pupitre en bois blanc, couverts de livres, où travaillait celui qu’il aima… ; à gauche, son lit modeste et simple, comme celui du pauvre. Trois chaises des plus simples, dont une basse en forme de fauteuil, à son usage. C’était tout le mobilier, avec une petite table en bois blanc, ayant à peine un mètre carré. Elle lui servait de table de travail. Cette table devrait être conservée comme une relique, car c’est dessus que le Père a écrit presque tous ses ouvrages, c’est dessus qu’il a lu et dépouillé une foule d’auteurs, qu’il a écrit tant et de si intéressantes lettres.
Entre la porte et le lit, il y avait, attenant à la boiserie, un prie-Dieu, où il entendait ordinairement les confessions, et où il s’agenouillait toujours pour prier.
Oh ! quelle joie, quel bonheur d’être admis dans cette sainte cellule, près du Père. Quel est celui de ses enfants qui n’en a goûté les charmes ! Quel est celui dont le cœur n’a pas
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été ému, dont l’âme n’a pas été inondée de délices, dont l’intelligence n’a pas perçu de grandes lumières, en se trouvant près de Père, l’écoutant et recevant ses conseils.
Sa vie était bien simple, c’était celle d’un moine. Le Père aimait la solitude, la vie isolée du monde, cette vie où, seul avec Dieu, il travaillait pour sa gloire, pour le salut des âmes et le triomphe de l’Eglise.
La vie monastique lui était si naturelle, qu’il semblait l’avoir pratiquée toujours comme ces vénérables moines qui, admis enfants dans les cloîtres, y avaient passé de longues années, en donnant l’exemple des plus hautes vertus de piété, de régularité et de mortification. Il possédait à fond les commentaires sur la Règle de St Benoît. Il connaissait tous les usages, les us et coutumes monastiques, il les avait étudiés, comparés, commentés.
Son respect et son amour pour l’Eglise étaient si grands qu’il déférait en tout, et jusque dans les moindres détails, à ses prescriptions. Il avait un culte pieux pour tous les objets bénis et une profonde vénération pour les reliques des saints. Un rameau béni était précieux pour lui. Qui ne se souvient de cette palme, apportée par lui de Rome, où elle avait été bénite un dimanche des Rameaux. Il la plaça dans sa cellule en un lieu apparent, comme un objet de grande valeur, et il aimait à la montrer.
Une simple image était aussi pour lui d’une grande valeur, dès qu’elle avait touché à une relique, ou à quelque chose de saint. Au retour de l’un de ses voyages à Rome, il remit à Léandre, comme souvenir précieux, une image qu’il avait déposée sur les autels des différentes Eglises où il avait eu le bonheur de célébrer la Sainte messe, ou qu’il avait fait toucher à des objets saints et vénérables. La liste des lieux est jointe à cette image, de sorte qu’il est facile de savoir où le Père, comme un pieux pèlerin, est allé s’agenouiller et prier dans Rome.
Il était heureux de rappeler ces souvenirs, il en parlait avec entraînement et il manifestait avec amour ses sentiments de reconnaissance envers Dieu, pour ces faits qui, bien que naturels, lui avaient procuré de grandes grâces. La piété et la dévotion de notre Père se traduisait presque toujours par des actes de reconnaissance envers Dieu. C’était en quelque sorte sa prière habituelle.
Aussi le mystère de l’Incarnation était celui sur lequel il reportait le plus souvent sa pensée, ses méditations, ses enseignements, parce que, disait-il, c’est celui qui doit le plus nous faire aimer Dieu, c’est le mystère d’amour, celui qui mérite toute notre reconnaissance.
Le Père faisait tout sans ostentation, simplement. Oh ! qu’il était humble en tout; et en tout, il mettait un entrain charmant. Léandre ne veut pas dire qu’il faisait tout avec ardeur, parce que ce mot exclut l’idée de la suavité. Et ce ne serait bien juger le Père, si on ne se souvenait de cette qualité qui attirait à lui les âmes, ni bien parler de lui que de ne citer que son ardeur. Il ne la déployait, son ardeur, que contre les erreurs et les mauvaises doctrines des ennemis de l’Eglise.
Les adversaires, en dehors de leur enseignement, ne trouvaient en lui que suavité et amabilité. Il était tout à tous, et il faisait tout en vue de Dieu.
Aussitôt entré dans sa cellule, le Père se jetait à genoux et priait un instant. Il se mettait au travail, à moins qu’il ne fut dérangé par quelqu’un. Mais, dès l’instant qu’il était seul, il travaillait. Jamais Léandre ne l’a vu s’occuper d’un livre frivole, ses livres assidus étaient la Ste Bible, ceux des auteurs liturgiques, les Saints Pères, les Bollandistes, les commentaires sur la Règle de St Benoît, et les ouvrages sur les catacombes de Rome.
Le seul délassement que Léandre lui ait vu prendre, c’était de répéter les mélodies de ces chants liturgiques du moyen-âge, que la piété de nos pères nous a légués. Tantôt, c’était un répons ou une antienne, tantôt une hymne ou une séquence. Des chants du XIe siècle, il en aimait la mélodie douce et rêveuse, et quelque peu champêtre. L’onction naïve des chants des offices franciscains en prose cadencée et rimée, le charmait. L’accent de triomphe des chants dominicains le transportait.
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Ce repos pendant son travail devenait une prière. On pourrait dire que tous les actes de sa vie furent une prière. C’était l’homme de la prière fervente, humble, pleine d’amour comme s’il eut été sans cesse en la présence visible de Dieu. Qu’il parlât, qu’il écrivît, qu’il fut au chapitre ou au réfectoire, qu’il fût en récréation ou en voyage, toujours son esprit faisait acte de prière. Certes, il n’y avait pas continuellement cette intensité que les lieux et les circonstances faisaient naître, mais sa pensée était si près de Dieu que l’on peut dire qu’elle n’en était jamais distraite. Pendant la récitation de l’office, dans les cérémonies qu’il accomplissait, lorsqu’il prononçait les paroles saintes, ne semblait-il pas se trouver sous les regards de Dieu. Qui n’a pas remarqué l’expression qu’il donnait aux prières liturgiques ? De ces livres, s’échappaient les paroles, mais du cœur s’élançaient les accents.
Lorsqu’il disait son chapelet, soit aux pieds de l’une des madones du jardin, soit par les cloîtres, on pouvait penser qu’il voyait Marie, et si quelqu’un l’interrompait en ces moments-là, il y avait comme un mouvement de son esprit, quittant pour un instant un ordre de choses élevé, naturel, et auquel il revenait sans effort ni fatigue dès qu’on cessait de l’interrompre. De même, lorsqu’il invoquait un saint, il semblait que ce saint fut là en sa présence.
C’était surtout lorsqu’il célébrait le saint sacrifice de la messe, que cet état de vision, de vue intuitive était manifeste chez le Père. On eut dit qu’il voyait la victime sacrée, l’Agneau sans tache, immolé sur l’autel. Léandre a toujours été surpris que les moines n’aient pas remarqué cet état du Père. Peut-être quelques-uns en ont-ils été frappés ? Il n’y avait pas extase, mais c’était ce regard profond d’un oeil lucide, percevant un objet invisible à des yeux troublés.
En cet état, quelle ne fut pas la chasteté du Père ! elle rayonnait autour de lui. St Jean l’Evangéliste était l’un de ses privilégiés, à cause de sa virginité.
Pour maintenir l’admirable vertu de pureté, quelles ne furent pas ses mortifications. Il imitait les saints dans leurs austérités. Sa discipline était ornée de pointes de fer aiguës et tranchantes. Il faisait fréquemment usage de cet instrument. De même, il revêtait souvent un cilice fort rude et se ceignait d’une chaîne de fer dont les pointes devaient pénétrer profondément dans sa chair.
Jamais, il ne faisait mention de l’usage de ces instruments de pénitence, il en conserva toujours le secret le plus impénétrable, mais Léandre les connaissait, et cependant le Père ne lui en a jamais parlé
Léandre a voulu s’arrêter là, malgré d’autres souvenirs de son Père. L’intimité de ses jeunes années avec ce glorieux Père aurait dû le rendre moine. Hélas, il sera un exemple, et l’on pourra dire de lui: « Deficiente obedientia non causabit victoria ».
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1 Frère de Dom Fonteinne.
2 Elle est actuellement sous les cloîtres, près de la porte du grand escalier.
Source : www.solesmes.org
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