Saint Laurent

Martyr

10 août

« Autrefois la mère des faux dieux, du Christ aujourd’hui l’Épouse, à cette heure par Laurent la victoire s’attache, ô Rome, à ton nom. Triomphatrice des rois superbes, ton empire s’imposait aux nations ; mais à ta gloire manquait, ayant réduit la barbarie, d’avoir aussi dompté les impures idoles. Victoire de sang, mais non plus tumultueuse, comme celles d’un Camille, d’un César ; combat de la foi qui s’immole à elle-même, et par la mort détruit la mort. De quelle voix, par quelles louanges célébrer cette mort ? Sur quel mode chanterons-nous dignement un pareil martyre ? »

Ainsi débute le poème sublime où Prudence a consacré les traditions qui de son temps, si rapproché encore de la grande lutte, entouraient d’une incomparable auréole le front du diacre romain. C’était l’heure où l’éloquence enchanteresse de saint Ambroise redisait elle-même la rencontre de Sixte et du lévite au chemin du martyre. Avant l’abeille de Milan, avant le chantre des Couronnes, Damase, Pontife suprême, consignait pour la postérité, dans ses monumentales inscriptions dignes de la majesté des temps du triomphe, cette victoire de Laurent par la seule foi que le poète exaltait dans des strophes immortelles.

Rome multipliait les démonstrations en l’honneur de l’invincible athlète qui, sur le gril ardent, avait prié pour sa délivrance. Non contente d’insérer son nom au Canon sacré, elle entourait l’anniversaire de sa naissance au ciel des mêmes privilèges de solennité, de vigile et d’octave, que celui des glorieux Apôtres ses fondateurs. Sur son sol empourpré du sang de bien d’autres témoins du Christ, chaque pas du lévite autrefois, chaque souvenir de Laurent, voyait surgir une église attestant la gratitude spéciale de la cité reine. Parmi tant de sanctuaires rappelant à divers titres sa mémoire bénie, celui qui gardait le corps du martyr prenait place à la suite des églises du Latran, de Sainte-Marie de l’Esquilin, de Pierre au Vatican, de Paul sur la voie d’Ostie : Saint-Laurent-hors-les-murs complétait le nombre des Basiliques majeures qui sont l’apanage réservé du Pontife romain, comme étant l’expression de sa juridiction universelle et immédiate sur toutes les Églises, comme représentant les patriarcats de Rome, d’Alexandrie, d’Antioche, de Constantinople, de Jérusalem, entre lesquels se divise l’univers. Ainsi, par Laurent, la Ville éternelle achevait de se montrer pour ce qu’elle est, le centre du monde et la source de toute grâce.

De même que Pierre et Paul sont la richesse, non de Rome seule, mais de la terre, Rome vit donc aussi Laurent acclamé comme l’honneur du monde ; ennoblie par son héroïsme, l’humanité régénérée personnifia en lui le courage des autres martyrs. Au commencement de ce mois, Étienne même se levait du lieu où il s’était couché dans la mort, pour venir confondre ses honneurs de Protomartyr avec la gloire du diacre de Sixte II dans la communauté d’une seule tombe. Le triomphe, comme la lutte de tous, parut atteindre en lui au dernier sommet : bien que la persécution dût avoir encore de terribles retours et multiplier pendant un demi-siècle les hécatombes, la victoire de Laurent fut considérée comme le coup qui frappait le paganisme au cœur ; l’enfer s’était heurté, pour sa perte, à un amour plus inflexible que ses feux.

« Le démon, dit Prudence, avait pressé dans une lutte acharnée le témoin de Dieu ; il tombait lui-même percé de coups, et demeurait à jamais terrassé. Cette mort du saint athlète fut la vraie mort des temples ; alors Vesta vit déserter le palladium, sans pouvoir le venger. Tous ces Quintes, coutumiers des superstitions que Numa jadis avait instituées, se pressent, ô Christ, en tes parvis, et chantent des hymnes à ton martyr. Lumières du sénat, Luperques et Flamines baisent le seuil des Apôtres et des Saints. Nous y voyons d’illustres familles, patriciens et nobles matrones, offrir en vœu leur clarissime lignée, gage de chères espérances. Le pontife, au front naguère ceint de bandelettes, s’enrôle sous le signe de la Croix ; la vestale Claudia visite, ô Laurent, ton sanctuaire ».

Ne soyons pas étonnés si, du haut des sept collines, la solennité de ce jour remplit aussitôt l’univers des échos de sa triomphante allégresse. « Autant il serait impossible à Rome de rester cachée, proclame saint Augustin, autant il l’est que la couronne de Laurent se dérobe aux yeux ». « . En Orient comme en Occident, à Byzance comme à Rome, peuples et princes fondaient des temples à son honneur. En retour, au témoignage de l’évêque d’Hippone, « ses bienfaits ne pouvaient se compter, montrant quel était son mérite : qui l’a prié, sans être exaucé ? »

Nous donc aussi, conclurons-nous avec Maxime de Turin, « dans cette dévotion concordante du monde célébrant partout le triomphe du bienheureux Laurent, comprenons que c’est une chose sainte et qu’il plaît à Dieu que nous honorions, dans la ferveur de nos âmes, la naissance au ciel de celui dont les flammes radieuses répandent aujourd’hui sur l’Église universelle du Christ un éclat de victoire. Pour son insigne pureté d’âme qui le fit lévite, pour la plénitude de sa foi qui lui valut la dignité du martyre, c’est justement que nous l’exaltons comme presque l’égal des Apôtres ».

LES PREMIÈRES VÊPRES.

Laurent est entré dans la lice du martyre, il a confessé le nom du Seigneur Jésus-Christ. L’Église ouvre par cette Antienne les premières Vêpres de la fête ; et en effet, à l’heure où nous sommes, Laurent a vu s’abaisser devant lui les barrières de l’arène. Il a jeté aux puissants son défi d’une sublime ironie ; le sang de ses veines a déjà coulé.

Mandé le jour même du martyre de Sixte II à la barre du préfet de Rome, Cornélius Sécularis, il avait obtenu de ce magistrat le délai nécessaire à l’héroïque fraude qu’il méditait comme réponse aux prétentions du fisc. Valérien, négligeant dans ses édits de persécution les membres obscurs de la communauté chrétienne, avait décrété la dissolution de celle-ci par l’interdiction des assemblées, la mort des chefs et la confiscation. Delà simultanément, au 6 août, la dispersion des fidèles réunis au cimetière de Prétextât, l’exécution du Pontife, et la comparution du premier diacre sommé de livrer les trésors dont le pouvoir n’ignorait pas qu’il était le gardien.

« Reconnais, dit le préfet, ma juste et paisible demande. On assure que, dans vos orgies, c’est la coutume de vos pontifes, la règle et la loi de leur culte, de faire dans des coupes d’or les libations ; on dit que dans des vases d’argent fume le sang des victimes, que des chandeliers d’or soutiennent les flambeaux dans vos mystères nocturnes. Et puis, grand est parmi vous le soin des frères : s’il en faut croire la renommée, on vend pour eux ses terres, on en retire des milliers de sesterces ; le fils déshérité par ses saints parents gémit dans la pauvreté, le patrimoine s’enfouit pieusement dans les réduits de vos temples. Remets-nous ces richesses immenses, honteux butin prélevé par vos prestiges sur la crédulité ; le bien public le réclame : pour les besoins du fisc, pour la solde de l’armée, rends à César ce qui est à César ».

Sans trouble aucun, comme prêt à obéir, Laurent répond avec douceur : « Je ne le nie pas, notre Église est opulente ; Auguste même, ni personne au monde, ne l’égale en richesse. Je révélerai tout, je te montrerai les trésors du Christ. Je demande seulement quelque trêve, qui me permette de tenir mieux ma promesse ; car il me faut inventorier toutes choses, compter chaque pièce, en noter la valeur ».

Gonflé de joie, dévorant l’or en espérance, le juge convient d’un délai de trois jours. Laurent cependant parcourt la ville, convoquant, rassemblant boiteux, aveugles, infirmes de toutes sortes, mendiants des places publiques, légions que nourrit l’Église leur mère mieux que personne, le diacre les connaît. Il les compte, écrit leurs noms, les dispose en longue file. Puis, le jour dit, retournant au juge : « Viens avec moi, dit-il ; admire les richesses sans pareilles du sanctuaire de notre Dieu ! »

Ils arrivent : de l’essaim à l’aspect repoussant s’élève le bruit des prières. « Pourquoi frémir ? dit Laurent au préfet ; est-ce donc là vil spectacle, ou qu’on doive mépriser ? La vraie richesse, c’est la lumière et le genre humain : ils sont les fils de la lumière, ceux-ci que la débilité de leurs membres garde de l’orgueil et des passions ; bientôt, dépouillant leurs ulcères au palais de l’éternelle vie, ils brilleront d’admirables splendeurs sous leurs robes de pourpre et leurs couronnes d’or. Voilà donc l’or que je t’avais promis, que le feu n’atteint pas, que le voleur ne saurait ravir. Maintenant, de peur que tu ne croies que le Christ est pauvre, j’y veux ajouter les perles de choix, les pierres aux mille feux, ornement du temple ; vois ces vierges sacrées, ces veuves qui ne connurent point de second hymen : c’est le collier sans prix de l’Église, l’ornement de son noble front, sa parure d’épousée, les joyaux qui ravissent le Christ. Voilà nos richesses ; reçois-les : elles embelliront la ville de Romulus, augmenteront les trésors du prince ; toi-même en seras plus riche ».

Une lettre du Pape saint Corneille, écrite quelques années avant ces événements, nous fait connaître que le nombre des veuves et des pauvres assistés par l’Église de Rome s’élevait à plus de quinze cents. En les produisant devant le magistrat, Laurent savait qu’il n’exposait que lui-même, la persécution de Valérien, comme nous l’avons observé, se détournant des petits et frappant à la tête. Mais, dans cette admirable scène, la Sagesse s’était complue à mettre en présence du brutal césarisme la faiblesse méprisée qui devait l’emporter sur sa toute-puissance.

On était au 9 août 258. « La flagellation, le chevalet, la torture avaient été la première réponse du préfet furieux, en attendant l’épreuve suprême qu’il réservait à celui dont la noblesse d’âme venait de donner à sa cupidité une leçon si fière ; saint Damase l’atteste, lorsqu’en plus des flammes il constate « les coups, les bourreaux, les tourments, les chaînes, dont Laurent triompha ».

On ne saurait donc rejeter sur ce point l’autorité de la notice qu’Adon de Vienne inséra, au IXe siècle, dans son Martyrologe, en l’empruntant d’une source plus ancienne. Comme le prouve la conformité des expressions, c’est en partie à cette même source que l’Antiphonaire grégorien avait dès auparavant puisé les Antiennes et les Répons de la fête.

Indépendamment des détails qui nous sont connus par le témoignage de Prudence et des Pères, il est fait allusion dans cet Office aux conversions opérées par Laurent prisonnier et à la guérison des aveugles, qui parut être le don spécial du saint diacre dans les jours précédant son martyre.

Le disque embrasé de l’astre du jour a disparu derrière les monts Vaticans. La brise du soir ramène le mouvement sur les sept collines, où les ardeurs du soleil d’août semblaient avoir arrêté toute vie. Détaché du chevalet vers le milieu du jour, Laurent seul s’est interdit le repos. Meurtri et sanglant, il a baptisé dans sa prison les recrues gagnées au Christ par le spectacle de sa vaillance au milieu des tourments ; il les confirme dans la foi, les élève elles-mêmes à l’intrépidité du martyre, quand soudain l’heure décisive vient à sonner pour lui. Tandis que Rome court aux plaisirs, le préfet ramène au combat les bourreaux dont l’épuisement n’a pu, quelques heures plus tôt, servir à point sa vengeance.

Entouré de leur sinistre escouade : « Sacrifie aux dieux, dit-il au valeureux diacre ; ou cette nuit entière verra ton supplice. — Ma nuit, répond Laurent, n’a point d’ombres, et tout y resplendit pour moi de lumière ». Et comme on le frappait sur la bouche avec des pierres, il souriait et disait : « Je vous rends grâces, ô Christ ! »

On apporta alors un lit de fer à trois barreaux, et le bienheureux, dépouillé de ses vêtements, fut étendu sur ce gril ; et l’on plaça dessous des charbons ardents. Tandis qu’on l’y retenait avec des fourches de fer, il dit : « Je m’offre à Dieu en sacrifice de suave odeur ». Or, les bourreaux ne cessaient d’activer le feu et de renouveler les charbons, en le maintenant avec leurs fourches. Le saint dit alors : « Apprends, malheureux, quelle est la puissance de mon Dieu ; car tes charbons me sont un rafraîchissement ; mais ils seront pour toi l’éternel supplice. J’en atteste le Seigneur : accusé, je n’ai point nié ; interrogé, j’ai confessé le Christ ; sur les charbons, je lui rends grâces ». Et, son visage rayonnant d’une beauté céleste : « Oui ; je vous rends grâces, Seigneur Jésus-Christ, qui avez daigné me fortifier ». Levant les yeux sur le juge : « Voilà un côté cuit à point ; retourne-moi sur l’autre, et mange ! » Puis, revenant à la glorification du Seigneur Dieu : « Je vous rends grâces de ce que j’ai mérité d’entrer dans votre demeure ». Et comme il allait rendre l’âme, se souvenant de l’Église, reprenant vie à la pensée de Rome immortelle, sa prière s’exhala ainsi dans l’extase : « O Christ, Dieu unique, ô splendeur, ô vertu du Père, ô ouvrier de la terre et des cieux dont la providence éleva ces remparts, toi qui plaças le sceptre de Rome au sommet des choses : tu voulus que le monde se soumît à la toge, pour rassembler sous d’uniques lois les nations divisées de mœurs, de coutumes, de langage, de génie, de sacrifices. Voici que tout entier le genre humain s’est rangé sous l’empire de Remus ; dissentiments et dissonances se fondent en son unité : souviens-toi de ton but, qui fut d’enlacer d’un même lien sous l’empire de ton nom l’immensité de l’univers. Christ, pour tes Romains, fais chrétienne la ville appelée par toi à ramener les autres à l’unité sacrée. Tous les membres en tous lieux s’unissent en ton symbole ; l’univers dompté s’assouplit : puisse s’assouplir sa royale tête ! Envoie ton Gabriel guérir l’aveuglement des fils d’Iule, et qu’ils connaissent quel est le Dieu véritable. Je vois venir un prince, un empereur serviteur de Dieu ! Il ne souffrira plus que Rome soit esclave ; il fermera les temples, il les scellera d’éternels verrous ».

Ainsi finit sa prière, et avec le dernier souffle de sa voix s’envola son âme. De nobles personnages, conquêtes de l’admirable liberté du martyr, enlevèrent son corps ; l’amour du Dieu très haut, envahissant soudain leur âme, en avait chassé les anciennes folies. Dès ce jour se refroidit le culte des dieux infâmes ; la foule fut plus rare dans les temples ; on courut aux autels du Christ. Ainsi Laurent, dans le combat, n’avait point ceint son flanc d’un glaive ; mais, arrachant le fer à l’ennemi, il en avait retourné contre lui la pointe.

L’Église, dont la reconnaissance est à la hauteur des services rendus, ne pouvait mettre en oubli cette nuit glorieuse. Aux temps où la religion de ses fils répondait à la sienne, elle les convoquait au coucher du soleil, dans la soirée du 9 août, pour un premier Office nocturne.

Sur l’heure de minuit, commençaient de secondes Matines, lesquelles étant terminées, une première Messe, dite de la nuit ou du premier matin, complétait cette assistance des chrétiens autour du saint diacre pendant les heures qu’avait duré sa lutte triomphante. O Dieu, vous avez éprouvé mon cœur et l’avez visité dans la nuit ; vous m’avez scruté par le feu, et l’iniquité ne s’est point trouvée en moi : Seigneur, ayez égard à ma justice, écoutez ma prière. Quelle grandeur dans ce chant d’Introït couronnant une telle nuit, et consacrant sur terre, à l’aurore du 10 août, l’instant même où Laurent fit son entrée dans le sanctuaire éternel, pour remplir son office à l’autel des cieux !

Plus tard on conserva longtemps aux Matines de cette fête, en quelques églises, un usage qui signalait également les Matines de la Commémoration de saint Paul. Il consistait à faire précéder d’un Verset particulier la reprise de chaque Antienne des Nocturnes. Le labeur tout spécial du Docteur des nations et de Laurent dans le champ de l’apostolat et celui du martyre, leur avait, disent les docteurs de la sainte Liturgie, mérité cette distinction entre tous autres.

La comparaison de la dureté du supplice du saint diacre sur ses charbons et de la tendresse de cœur qui, trois jours auparavant, lui faisait verser des larmes en quittant Sixte II, avait vivement frappé nos pères. Aussi donnèrent-ils le gracieux nom de larmes de saint Laurent à la pluie périodique d’étoiles filantes qui caractérise, pour le peuple comme pour les savants, la nuit du 10 août. La piété populaire, qui aime à trouver dans les phénomènes de la nature l’occasion d’élever plus haut sa pensée, eut rarement d’inspiration plus touchante.

Dom Prosper Guéranger