LA CHAIRE DE SAINT PIERRE A ANTIOCHE

22 février

   Pour la seconde fois, Pierre reparaît avec sa Chaire sur le Cycle de la sainte Église; mais aujourd'hui ce n'est plus son Pontificat dans Rome, c'est son épiscopat à Antioche que nous sommes appelés à vénérer. Le séjour que le Prince des Apôtres fit dans cette dernière ville fut pour elle la plus grande gloire qu'elle eût connue depuis sa fondation; et cette période occupe une place assez notable dans la vie de saint Pierre pour mériter d'être célébrée par les chrétiens,
   Cornélius avait reçu le baptême à Césarée des mains de Pierre, et l'entrée de ce Romain dans l'Église annonçait que le moment était venu où le Christianisme allait s'étendre en dehors de la race juive. Quelques disciples dont saint Luc n'a pas conservé les noms, tentèrent un essai de prédication à Antioche, et le succès qu'ils obtinrent porta les Apôtres à diriger Barnabé de Jérusalem vers cette ville. Celui-ci étant arrivé ne tarda pas à s'adjoindre un autre juif converti depuis peu d'années, et connu encore sous le nom de Saul, qu'il devait plus tard échanger en celui de Paul, et rendre si glorieux dans toute l'Église. La parole de ces deux hommes apostoliques dans Antioche suscita au sein de la gentilité de nouvelles recrues, et il fut aisé de prévoir que bientôt le centre de la religion du Christ ne serait plus Jérusalem, mais Antioche; l'Évangile passant ainsi aux gentils, et délaissant la ville ingrate qui n'avait pas connu le temps de sa visite (Luc. XIX, 44).
   La voix de la tradition tout entière nous apprend que Pierre transporta sa résidence dans cette troisième ville de l'Empire romain, lorsque la foi du Christ y eut pris le sérieux accroissement dont nous venons de raconter le principe. Ce changement de lieu, le déplacement de la Chaire de primauté montraient l'Église avançant dans ses destinées, et quittant l'étroite enceinte de Sion, pour se diriger vers l'humanité tout entière.
   Nous apprenons du pape saint Innocent Ier qu'une réunion des Apôtres eut lieu à Antioche. C'était désormais vers la Gentilité que le vent de l'Esprit-Saint poussait ces nuées rapides et fécondes, sous l'emblème desquelles Isaïe nous montre les saints Apôtres et Saint Innocent, au témoignage duquel se joint celui de Vigile, évêque de Thapsus, enseigne que l'on doit rapporter au temps de la réunion de saint Pierre et des Apôtres à Antioche ce que dit saint Luc dans les Actes, qu'à la suite de ces nombreuses conversions de gentils, les disciples du Christ furent désormais appelés Chrétiens.
   Antioche est donc devenue le siège de Pierre. C'est là qu'il réside désormais; c'est de là qu'il part pour évangéliser diverses provinces de l'Asie; c'est là qu'il revient pour achever la fondation de cette noble Église. Alexandrie, la seconde ville de l'empire, semblerait à son tour réclamer l'honneur de posséder le siège de primauté, lorsqu'elle aura abaissé sa tête sous le joug du Christ; mais Rome, préparée de longue main par la divine Providence à l'empire du monde, a plus de droits encore. Pierre se mettra en marche, portant avec lui les destinées de l'Église; là où il s'arrêtera, là où il mourra, il laissera sa succession. Au moment marqué, il se séparera d'Antioche, où il établira pour évêque Evodius son disciple. Evodius sera le successeur de Pierre en tant qu'Évêque d'Antioche; mais son Église n'héritera pas de la principauté que Pierre emporte avec lui. Ce prince des Apôtres envoie Marc son disciple prendre possession d'Alexandrie en son nom; et cette Église sera la seconde de l'univers, élevée d'un degré au-dessus d'Antioche, par la volonté de Pierre, qui cependant n'y aura pas siégé en personne. C'est à Rome qu'il se rendra, et qu'il fixera enfin cette Chaire sur laquelle il vivra, il enseignera, il régira, dans ses successeurs.
   Telle est l'origine des trois grands Sièges Patriarcaux si vénérés dans l'antiquité: le premier, Rome, investi de la plénitude des droits du prince des Apôtres, qui les lui a transmis en mourant; le deuxième, Alexandrie, qui doit sa prééminence à la distinction que Pierre en a daigné faire en l'adoptant pour le second; le troisième, Antioche, sur lequel il s'est assis en personne, lorsque, renonçant à Jérusalem, il apportait à la Gentilité les grâces de l'adoption. Si donc Antioche le cède pour le rang à Alexandrie, cette dernière lui est inférieure, quant à l'honneur d'avoir possédé la personne de celui que le Christ avait investi de la charge de Pasteur suprême. Il était donc juste que l'Église honorât Antioche pour la gloire qu'elle a eue d'être momentanément le centre de la chrétienté: et telle est l'intention de la fête que nous célébrons aujourd'hui.
   Les solennités qui se rapportent à saint Pierre ont droit d'intéresser particulièrement les enfants de l'Église. La fête du père est toujours celle de la famille tout entière; car c'est de lui qu'elle emprunte et sa vie et son être. S'il n'y a qu'un seul troupeau, c'est parce qu'il n'y a qu'un seul Pasteur; honorons donc la divine prérogative de Pierre, à laquelle le Christianisme doit sa conservation, et aimons à reconnaître les obligations que nous avons au Siège Apostolique. Au jour où nous célébrions la Chaire Romaine, nous avons reconnu comment la Foi s'enseigne, se conserve, se propage par l'Église-Mère, en laquelle résident les promesses faites à Pierre. Honorons aujourd'hui le Siège Apostolique, comme source unique du pouvoir légitime par lequel les peuples sont régis et gouvernés dans l'ordre du salut éternel.
   Le Sauveur a dit à Pierre: « Je te donnerai les Clefs du Royaume des cieux (MATTH.XVI, 19) », c'est-à-dire de l'Église; il lui a dit encore: « Pais mes agneaux, pais mes brebis (JOHAN. XXI, 15, 17) ». Pierre est donc prince: car les Clefs, dans l'Écriture, signifient la principauté; il est donc Pasteur, et Pasteur universel: car, dans le troupeau, il n'y a rien en dehors des brebis et des agneaux. Mais voici que, par la bonté divine, nous rencontrons de toutes parts d'autres Pasteurs: les Évêques, « que l'Esprit-Saint a posés pour régir l'Église de Dieu (Act. XX, 28) », gouvernent en son nom les chrétientés, et sont aussi Pasteurs. Comment ces Clefs, qui sont le partage de Pierre, se trouvent-elles en d'autres mains que dans les siennes? l'Église catholique nous explique ce mystère dans les monuments de sa Tradition.
   Elle nous dit par Tertullien que le Seigneur a « donné les Clefs à Pierre, et par lui à l'Église (Scorpiac. Cap. X) »; par saint Optât de Milève, que, pour le bien de « l'unité, Pierre a été préféré aux autres Apôtres, et a reçu seul les Clefs du Royaume des cieux, pour les communiquer aux autres (Contra Parmenianum, Lib. VII) »; « par saint Grégoire de Nysse, que le Christ a donné par Pierre aux Évêques les Clefs de leur céleste « prérogative (Opp. t. III) »; par saint Léon le Grand, « que le Sauveur a donné par Pierre aux autres princes des Églises tout ce qu'il n'a pas jugé à propos de leur refuser (In anniv. Assumpt. suae, serm, IV) ».
   L'Épiscopat est donc à jamais sacré; car il se rattache à Jésus-Christ par Pierre et ses successeurs; et c'est ce que la Tradition catholique nous atteste de la manière la plus imposante, applaudissant au langage des Pontifes Romains qui n'ont cessé de déclarer, depuis les premiers siècles, que la dignité des Évêques était d'être appelés à partager leur propre sollicitude, in partem sollicitudinis vocatos. C'est pourquoi saint Cyprien ne fait pas difficulté de dire que le Seigneur, voulant établir la dignité épiscopale et constituer son Église, dit à Pierre: Je te donnerai les Clefs du Royaume des cieux; et c'est de là que découle l'institution des Évêques et la disposition de l'Église (Epist. XXXIII) ». C'est ce que répète, après le saint Évêque de Carthage, saint Césaire d'Arles, dans les Gaules, au V° siècle, quand il écrit au saint pape Symmaque: « Attendu que l'Épiscopat prend sa source dans la personne du bienheureux Apôtre Pierre, il suit de là, par une conséquence nécessaire, que c'est à Votre Sainteté de prescrire aux diverses Églises les règles auxquelles elles doivent se conformer (Epist. X) ». Cette doctrine fondamentale, que saint Léon le Grand a formulée avec tant d'autorité et d'éloquence, et qui est en d'autres termes la même que nous venons de montrer tout à l'heure par la Tradition, se trouve intimée aux Églises, avant saint Léon, dans les magnifiques Épîtres de saint Innocent Ier qui sont venues jusqu'à nous. C'est ainsi qu'il écrit au concile de Carthage que l'Épiscopat et toute son autorité émanent du Siège Apostolique (Epist. XXIX) »; au concile de Milève, que « les Évêques doivent considérer Pierre comme la source de leur nom et de leur dignité (Epist. XXX) »; à saint Victrice, Évêque de Rouen, que « l'Apostolat et l'Épiscopat prennent en Pierre leur origine (Epist. II)».
   Nous n'avons point ici à composer un traité polémique; notre but, en alléguant ces titres magnifiques de la Chaire de Pierre, n'est autre que de réchauffer dans le cœur des fidèles la vénération et le dévouement dont ils doivent être animés envers elle. Mais il est nécessaire qu'ils connaissent la source de l'autorité spirituelle qui, dans ses divers degrés, les régit et les sanctifie. Tout découle de Pierre, tout émane du Pontife Romain dans lequel Pierre se continuera jusqu'à la consommation des siècles. Jésus-Christ est le principe de l'Épiscopat, l'Esprit-Saint établit les Évêques; mais la mission, l'institution, qui assigne au Pasteur son troupeau et au troupeau son Pasteur, Jésus-Christ et l'Esprit-Saint les donnent par le ministère de Pierre et de ses successeurs.
   Qu'elle est divine et sacrée, cette autorité des Clefs, qui, descendant du ciel dans le Pontife Romain, dérive de lui par les Prélats des Églises sur toute la société chrétienne qu'elle doit régir et sanctifier! Le mode de sa transmission par le Siège Apostolique a pu varier selon les siècles; mais tout pouvoir n'en émanait pas moins de la Chaire de Pierre. Au commencement, il y eut trois Chaires: Rome, Alexandrie et Antioche; toutes trois, sources de l'institution canonique pour les Évêques de leur ressort; mais toutes trois regardées comme autant de Chaires de Pierre, fondées par lui pour présider, comme l'enseignent saint Léon (Epist. civ ad Anatolium), saint Gélase (Concil. Romanum. Labb. t. IV) et saint Grégoire le Grand (Epist. ad Eulogium). Mais, entre ces trois Chaires, le Pontife qui siégeait sur la première ne recevait que du Ciel son institution, tandis que les deux autres Patriarches n'exerçaient leurs droits qu'après avoir été reconnus et confirmés par celui qui occupait à Rome la place de Pierre. Plus tard, on voulut adjoindre deux nouveaux Sièges aux trois premiers; mais Constantinople et Jérusalem n'arrivèrent à un tel honneur qu'avec l'agrément du Pontife Romain. Puis, afin que les hommes ne fussent pas tentés de confondre les distinctions accidentelles dont avaient été décorées ces diverses Églises, avec la divine prérogative de l'Église de Rome, Dieu permit que les Sièges d'Alexandrie, d'Antioche, de Constantinople et de Jérusalem fussent souillés par l'hérésie; et que, devenues autant de Chaires d'erreur, elles cessassent de transmettre la mission légitime, à partir du moment où elles avaient altéré la foi que Rome leur avait transmise avec la vie. Nos pères les ont vues tomber successivement, ces colonnes antiques que la main paternelle de Pierre avait élevées; mais leur ruine lamentable n'atteste que plus haut combien est solide l'édifice que la main du Christ a bâti sur Pierre. Le mystère de l'unité s'est alors révélé avec plus d'éclat; et Rome, retirant à elle les faveurs qu'elle avait versées sur des Églises qui ont trahi cette Mère commune, n'en a paru qu'avec plus d'évidence le principe unique du pouvoir pastoral.
   C'est donc à nous, prêtres et fidèles, à nous enquérir de la source où nos pasteurs ont puisé leur pouvoir, de la main qui leur a transmis les Clefs. Leur mission émane-t-elle du Siège Apostolique? S'il en est ainsi, ils viennent de la part de Jésus-Christ qui leur a confié, par Pierre, son autorité; honorons-les, soyons-leur soumis. S'ils se présentent sans être envoyés par le Pontife Romain, ne nous joignons point à eux; car le Christ ne les connaît pas. Fussent-ils revêtus du caractère sacré que confère l'onction épiscopale, ils ne sont rien dans l'Ordre Pastoral; les brebis fidèles doivent s'éloigner d'eux.
   C'est ainsi que le divin Fondateur de l'Église ne s'est pas contenté de lui assigner la visibilité comme caractère essentiel, afin qu'elle fût cette Cité bâtie sur la montagne (MATTH. V, 14), et qui frappe tous les regards; il a voulu encore que le pouvoir céleste qu'exercent les Pasteurs dérivât d'une source visible, afin que chaque fidèle fût à même de vérifier les titres de ceux qui se présentent à lui pour réclamer son âme au nom du Christ. Le Seigneur ne devait pas moins faire pour nous, puisque d'autre part il exigera au dernier jour que nous ayons été membres de son Église, et que nous ayons vécu en rapport avec lui par le ministère des pasteurs légitimes. Honneur donc et soumission au Christ en son Vicaire; honneur et soumission au Vicaire du Christ dans les pasteurs qu'il envoie!

Dom Prosper Guéranger