LA FÊTE DU TRÈS SAINT ROSAIRE

1er dimanche d' OCTOBRE

   Les fils du siècle ont coutume, à la fin d'une année, de récapituler leurs profits. Ainsi s'apprête à faire aussi l'Église. Bientôt nous la verrons dénombrer solennellement ses élus, inventorier leurs reliques saintes et parcourir les tombes de ceux qui dorment dans le Seigneur, rappeler la consécration à l'Époux de sanctuaires anciens et nouveaux. Aujourd'hui, c'est d'un résumé plus auguste encore, d'un profit plus grand qu'il s'agit: l'Église inscrit en tête du bilan sacré le gain provenu à Notre-Dame des mystères qui composent le Cycle. Noël, la Croix, le triomphe de Jésus, c'est notre sainteté à tous; c'est aussi, mais combien mieux, et tout d'abord, celle de Marie. Offrant donc premièrement à l'auguste Souveraine du monde le diadème qui lui revient avant tous, l'Église le compose à bon droit de la triple couronne des mystères sanctifiants qui furent pour elle toute joie, toute douleur et toute gloire.
   Mystères joyeux, qui nous redisent l'Annonciation, la Visitation, la Nativité de Jésus, la Purification de Marie, Jésus retrouvé au temple. Mystères douloureux d'agonie, de flagellation, de couronnement d'épines, de portement de croix, de crucifiement. Mystères glorieux: Résurrection, Ascension du Sauveur, Pentecôte, Assomption, couronnement de la Mère de Dieu. C'est le Rosaire de Marie; plant fécond dont le salut de Gabriel fit épanouir les fleurs, dont les guirlandes parfumées relient de Nazareth notre terre au sommet des cieux.
   Sous sa forme présente, Dominique le révéla au monde au temps de la crise albigeoise, vraie guerre sociale, laissant trop prévoir ce que serait désormais l'histoire pour la cité sainte. Il fit plus alors que la lutte armée pour la défaite de Satan. Il est aujourd'hui la ressource suprême de l'Église. Sommaire facile, toujours présent, du Cycle liturgique, on dirait que les antiques formes de la prière sociale n'étant plus à la taille des peuples, l'Esprit-Saint veut par lui sauvegarder pour les isolés de nos tristes temps l'essentiel de cette vie d'oraison, de foi, de vertu chrétienne, que la célébration publique du grand Office entretenait jadis parmi les nations. Dès avant le XIII° siècle, la piété populaire connaissait l'usage de ce qu'elle se plut à nommer le psautier laïque, à savoir la Salutation angélique cent cinquante fois répétée; mais ce fut le partage de ces Ave Maria en dizaines, attribuées à la considération d'un mystère particulier pour chacune, qui constitua le Rosaire. Divin expédient, simple comme l'éternelle Sagesse qui l'avait conçu, et dont la portée fut grande; car en même temps qu'il amenait à la Reine de miséricorde l'humanité dévoyée, il écartait d'elle l'ignorance, nourricière d'hérésie, et lui réapprenait « les sentiers consacrés par le sang de l'Homme-Dieu et les larmes de sa Mère (Léon. XIII, Epist. encycl. Magnae Dei Matris, de Rosario Mariali, 8 Sept. 1892). »
   C'est l'expression du grand Pontife qui sous l'angoisse universelle, naguère encore, indiquait le salut où plus d'une fois déjà l'ont trouvé nos pères. Les Encycliques de Léon XIII (Encyc. Supremi Apostolatus, 1 Sept 1883; Superiore anno, 30 Aug. 1884; etc) ont consacré le présent mois à cette dévotion chérie du ciel; il a honoré Notre-Dame en ses Litanies d'une invocation nouvelle à la Reine du très saint Rosaire (Litterœ Salutaris, 24 Dec. 1883); il a donné son dernier développement à la solennité de ce jour (Decret. 11 Sept. 1887, 5 Aug. 1888). Élevée désormais à la dignité de seconde Classe, riche d'un Office propre exprimant son objet permanent, cette fête est deux fois en outre le monument d'insignes victoires, honneur du nom chrétien.
   Soliman II, le plus grand des sultans, avait mis à profit la dislocation de l'Occident par Luther, et rempli le XVI° siècle de la terreur de ses exploits. Il laissait à son fils, Sélim II, l'espoir fondé enfin de réaliser le programme de sa race: l'humiliation sous le Croissant de Rome et de Vienne, sièges de la papauté et de l'empire. La flotte turque, maîtresse de la Méditerranée presque entière, menaçait d'aborder bientôt l'Italie, quand, le 7 octobre 1571, eut lieu sa rencontre, au golfe de Lépante, avec les galères pontificales soutenues des forces de l'Espagne et de Venise. C'était un dimanche: par tout le monde, les confréries du Rosaire accomplissaient leur œuvre de supplication; l'œil éclairé d'en haut, saint Pie V suivait du Vatican l'action engagée par le chef de son choix, don Juan d'Autriche, contre les trois cents vaisseaux de l'Islam. Journée mémorable, où la puissance navale des Ottomans fut anéantie! L'illustre Pontife, dont l'œuvre était achevée, ne devait point célébrer ici-bas l'anniversaire du triomphe; mais il voulut toutefois en immortaliser le souvenir par une commémoration annuelle de Sainte-Marie de la Victoire. Son successeur, Grégoire XIII, changea ce titre en celui de Sainte-Marie du Rosaire, et désigna le premier dimanche d'octobre pour la fête nouvelle, autorisant à la célébrer les églises qui posséderaient un autel sous la même invocation.
   Cette concession restreinte devait se généraliser un siècle et demi plus tard. Innocent XI avait, en mémoire de la délivrance de Vienne par Sobieski, étendu la fête du Très Saint Nom de Marie à toute l'Église. En 1716, Clément XI voulut de même reconnaître par l'inscription de la fête du Rosaire au calendrier universel la victoire que le prince Eugène venait de remporter, sous les auspices de Notre-Dame des Neiges, à Péterwardin, au cinq août de cette année; victoire suivie de la levée du siège de Corfou, et que devait compléter, l'année d'après, la prise de Belgrade.

Dom Prosper Guéranger