SAINT SIMON ET SAINT JUDE – APÔTRES

28 OCTOBRE

   En place de vos pères, des fils vous sont nés (Graduel de la fête, ex Psalm XLIV, 17). Ainsi l'Église, reniée par Israël, exalte en ses chants la fécondité apostolique qui réside en elle jusqu'aux derniers jours. Dès hier, prévenant les heures, elle espérait, de cet espoir d'Épouse qui n'est jamais trompé, que les bienheureux Apôtres Simon et Jude devanceraient pour elle en bénédictions la solennité même (Collecte de la Vigile). Telle est en effet la condition de son existence sur terre, qu'elle n'y peut demeurer que si elle donne incessamment des fils au Seigneur. Et c'est pourquoi la Messe du XXVII octobre nous faisait lire le texte évangélique où il est dit: « Je suis la vigne, et mon Père est le vigneron; il retranchera toute branche qui ne porte point de fruit en moi; et toute branche qui porte du fruit, il la taillera, pour qu'elle en porte davantage (Évangile de la Vigile, ex JOHAN. XV, 1-7). » Taille douloureuse, au témoignage encore de cette Messe de Vigile, en son Épître. Au nom des autres sarments qu'honore comme lui le choix divin, l'Apôtre y disait les labeurs, les souffrances de toutes sortes, persécutions, malédictions, reniements, au prix desquels s'acquiert le droit d'appeler fils (Épître de la Vigile, ex I Cor. IV, 9-14) les hommes  engendrés selon l'Évangile dans le Christ Jésus (I Cor. IV, 15). Or en effet, saint Paul y revient plus d'une fois, et spécialement dans l'Épître de la fête, l'objet de cette génération surnaturelle des saints n'est autre que la reproduction mystique du Fils de Dieu, passant à nouveau, chez les prédestinés, de la petite enfance à la mesure de l'homme parfait (Gal. IV, 19; Épître de la fête, ex Eph. IV, 7-14).
   Si sobre de détails que se montre l'histoire à l'égard des glorieux Apôtres honorés en ce jour, nous savons dans quelle plénitude ils contribuèrent à ce grand œuvre de la génération des fils de Dieu, que rappelle leur courte Légende. C'est sans repos et jusqu'au sang que, pour leur part, ils édifièrent le corps du Christ (Ibid.); et l'Église reconnaissante dit aujourd'hui au Seigneur: « Dieu qui, par vos bienheureux Apôtres Simon et Jude, nous avez donné de parvenir à la connaissance de votre nom; accordez-nous de célébrer leur gloire immortelle en progressant dans la grâce, d'y progresser en la célébrant (Collecte de la fête). »
   On donne pour attribut à saint Simon la scie, qui rappelle son martyre. L'équerre de saint Jude montre en lui l'architecte de la maison de Dieu: ainsi Paul se nommait-il lui-même (I Cor. III, 10); et dans la septième des Épîtres catholiques, qui reconnaît Jude pour auteur, lui aussi possède un titre spécial à compter parmi les premiers de la grande famille des maîtres ouvriers du Seigneur. Mais il était encore, pour notre Apôtre, une autre noblesse qui dépassait toutes celles de la terre: neveu de saint Joseph par Cléophas ou Alphée son père (Hegesipp. ex Euseb. Hist. eccl. IV, XXII), cousin légalement de l'Homme-Dieu, Jude était de ceux que ses compatriotes appelaient les frères du fils du charpentier (avec Jacques le Mineur, aussi Apôtre et premier évêque de Jérusalem, un Joseph moins connu, et Siméon, deuxième évêque de Jérusalem, tous trois fils comme lui de Cléophas et de la belle-sœur de Notre-Dame désignée en saint Jean (XIX, 25) sous le nom de Marie de Cléophas (Matth. XIII, 55).
   Recueillons de saint Jean un détail précieux. Dans l'admirable entretien qui suivit la Cène, l'Homme-Dieu venait de dire: « Si quelqu'un m'aime, il sera aimé de mon Père, et moi aussi je l'aimerai et je me manifesterai à lui. » Jude alors, prenant la parole, demanda: « Seigneur, pourquoi donc vous manifesterez-vous à nous, et non pas au monde? » Jésus lui répondit: « Si quelqu'un m'aime, il gardera ma parole, et mon Père l'aimera, et nous viendrons à lui, et nous ferons en lui notre demeure. Mais celui qui ne m'aime pas, ne garde point mes paroles; et cette parole que vous avez entendue n'est pas la mienne, mais celle de celui qui m'a envoyé, de mon  Père (JOHAN. XIV, 21-24 JOHAN. XIV, 21-24). »
   Nous savons par l'histoire ecclésiastique que, sur la fin de son règne, et lorsque sévissait la persécution qu'il avait déchaînée, Domitien fit amener d'Orient pour comparaître devant lui deux petits-fils de l'Apôtre saint Jude. La politique de César avait pris quelque ombrage au sujet de ces descendants d'une race royale, celle de David, qui représentaient par le sang le Christ lui-même que ses disciples exaltaient comme le suprême roi du monde. Domitien fut à même de constater que ces deux humbles juifs ne pouvaient être un péril pour l'Empire, et que s'ils regardaient le Christ comme le dépositaire du pouvoir souverain, il s'agissait d'un pouvoir qui ne devait s'exercer visiblement qu'à la fin des  siècles. Le langage simple et courageux de ces deux hommes fit impression sur Domitien, et, au rapport de l'historien Hégésippe, auquel Eusèbe a emprunté les faits que nous venons de raconter, il donna des ordres pour suspendre la persécution (Dom Guéranger, Sainte Cécile et la société romaine aux deux premiers siècles, ex Euseb. Hist. eccl III, XX).
   Nous aurons tout dit, en ajoutant au si bref récit de l'Église concernant les deux Apôtres, que Saint-Pierre de Rome et Saint-Sernin de Toulouse se disputent l'honneur de posséder la plus grande part de leurs augustes restes. Simon est surnommé le Cananéen et aussi le Zélé. Thaddée, qui est appelé Jude frère de Jacques dans l'Évangile, écrivit une des Épîtres catholiques et prêcha en Mésopotamie, tandis que Simon évangélisait l'Égypte. La Perse les réunit; ils y engendrèrent à Jésus-Christ des fils sans nombre, et propagèrent la foi chez les nations barbares de cet immense territoire. Aux miracles, aux prédications, par lesquels de concert ils glorifiaient le très saint nom de Jésus-Christ, s'adjoignit enfin pour chacun d'eux la gloire du martyre.
   Je vous ai choisis pour porter un fruit qui demeure. C'était la parole que vous adressait l'Homme-Dieu comme aux douze, celle que l'Église rappelait à votre honneur en l'Office de la nuit (Homil. III Noct. ex Aug. in Joh. LXXXVII). Que reste-t-il cependant du fruit de votre labeur en Égypte, en Mésopotamie, en Perse? Serait-ce que le Seigneur ou l'Église peuvent se tromper dans leurs paroles ou leurs appréciations? Non certes; et c'est la preuve qu'au-dessus de la région des sens et par-delà le domaine de l'histoire, la vertu répandue sur les douze ne cesse point de couler à travers les âges, qu'elle a sa part en toute naissance surnaturelle développant le corps mystique du Seigneur, accroissant l'Église. Mieux que Tobie, nous sommes les fils des saints (Tob. II, 18); nous ne sommes plus sans famille, mais bien de la maison de Dieu, portés par les Apôtres et les Prophètes, qu'unit Jésus-Christ la pierre d'angle (Eph. II, 19, 20). Ô vous qui nous valûtes un tel bien dans les peines et les pleurs, soyez bénis; maintenez en nous le titre et les droits d'une filiation si précieuse.
   Autour de nous, le mal est grand; reste-t-il quelque espoir à la terre? Mais la confiance de vos dévots clients nous dit, ô Jude, qu'il n'est pour vous nulle cause désespérée; et quand donc mieux, ô Simon le Zélé, pourriez-vous justifier votre glorieux surnom? Daignez exaucer l'Église et l'aider, de toute votre puissance apostolique, à ranimer la foi, à réchauffer la charité, à sauver le monde.

Dom Prosper Guéranger 

 

BENOÎT XVI

AUDIENCE GÉNÉRALE

Mercredi 11 octobre 2006

 

Chers frères et soeurs,

Nous prenons aujourd'hui en considération deux des douze Apôtres:  Simon le Cananéen et Jude Thaddée (qu'il ne faut pas confondre avec Judas Iscariote). Nous les considérons ensemble, non seulement parce que dans les listes des Douze, ils sont toujours rappelés l'un à côté de l'autre (cf. Mt 10, 4; Mc 3, 18; Lc 6, 15; Ac 1, 13), mais également parce que les informations qui les concernent ne sont pas nombreuses, en dehors du fait que le Canon néo-testamentaire conserve une lettre attribuée à Jude Thaddée.

Simon reçoit un épithète qui varie dans les quatre listes:  alors que Matthieu et Marc le qualifient de "cananéen", Luc le définit en revanche comme un "zélote". En réalité, les deux dénominations s'équivalent, car elles signifient la même chose:  dans la langue juive, en effet, le verbe qana' signifie:  "être jaloux, passionné" et peut être utilisé aussi bien à propos de Dieu, en tant que jaloux du peuple qu'il a choisi (cf. Ex 20, 5), qu'à propos des hommes qui brûlent de zèle en servant le Dieu unique avec un dévouement total, comme Elie (cf. 1 R 19, 10). Il est donc possible que ce Simon, s'il n'appartenait pas précisément au mouvement nationaliste des Zélotes, fût au moins caractérisé par un zèle ardent pour l'identité juive, donc pour Dieu, pour son peuple et pour la Loi divine. S'il en est ainsi, Simon se situe aux antipodes de Matthieu qui, au contraire, en tant que publicain, provenait d'une activité considérée comme totalement impure. C'est le signe évident que Jésus appelle ses disciples et ses collaborateurs des horizons sociaux et religieux les plus divers, sans aucun préjugé. Ce sont les personnes qui l'intéressent, pas les catégories sociales ou les étiquettes! Et il est beau de voir que dans le groupe de ses fidèles, tous, bien que différents, coexistaient ensemble, surmontant les difficultés imaginables:  en effet, Jésus lui-même était le motif de cohésion, dans lequel tous se retrouvaient unis. Cela constitue clairement une leçon pour nous, souvent enclins à souligner les différences, voire les oppositions, oubliant qu'en Jésus Christ, nous a été donnée la force pour concilier nos différences. Rappelons-nous également que le groupe des Douze est la préfiguration de l'Eglise, dans laquelle doivent trouver place tous les charismes, les peuples, les races, toutes les qualités humaines, qui trouvent leur composition et leur unité dans la communion avec Jésus.

En  ce  qui  concerne ensuite Jude Thaddée, il est ainsi appelé par la tradition qui réunit deux noms différents:  en effet, alors que Matthieu et Marc l'appellent simplement "Thaddée" (Mt 10, 3; Mc 3, 18), Luc l'appelle "Jude fils de Jacques" (Lc 6, 16; Ac 1, 13). Le surnom de Thaddée est d'une origine incertaine et il est expliqué soit comme provenant de l'araméen taddà, qui veut dire "poitrine" et qui signifierait donc "magnanime", soit comme l'abréviation d'un nom grec comme "Théodore, Théodote". On ne connaît que peu de choses de lui. Seul Jean signale une question qu'il posa à Jésus au cours de la Dernière Cène. Thaddée dit au Seigneur:  "Seigneur, pour quelle raison vas-tu te manifester à nous, et non pas au monde?". C'est une question de grande actualité, que nous posons nous aussi au Seigneur:  pourquoi le Ressuscité ne s'est-il pas manifesté dans toute sa gloire à ses adversaires pour montrer que le vainqueur est Dieu? Pourquoi s'est-il manifesté seulement à ses Disciples? La réponse de Jésus est mystérieuse et profonde. Le Seigneur dit:  "Si quelqu'un m'aime, il restera fidèle à ma parole; mon Père l'aimera, nous viendrons chez lui, nous irons demeurer auprès de lui" (Jn 14, 22-23). Cela signifie que le Ressuscité doit être vu et perçu également avec le coeur, de manière à ce que Dieu puisse demeurer en nous. Le Seigneur n'apparaît pas comme une chose. Il veut entrer dans notre vie et sa manifestation est donc une manifestation qui implique et présuppose un coeur ouvert. Ce n'est qu'ainsi que nous voyons le Ressuscité.

A Jude Thaddée a été attribuée la paternité de l'une des Lettres du Nouveau Testament, qui sont appelées "catholiques" car adressées non pas à une Eglise locale déterminée, mais à un cercle très vaste de destinataires. Celle-ci est en  effet  adressée  "aux appelés, bien-aimés de Dieu le Père et réservés pour Jésus Christ" (v. 1). La préoccupation centrale de cet écrit est de mettre en garde les chrétiens contre tous ceux qui prennent le prétexte de la grâce de Dieu pour excuser leur débauche et pour égarer leurs autres frères avec des enseignements inacceptables, en introduisant des divisions au sein de l'Eglise "dans leurs chimères" (v. 8), c'est ainsi que Jude définit leurs doctrines et leurs idées particulières. Il les compare même aux anges déchus et, utilisant des termes forts, dit qu'"ils sont partis sur le chemin de Caïn" (v. 11). En outre, il les taxe sans hésitation de "nuages sans eau emportés par le vent; arbres de fin d'automne sans fruits, deux fois morts, déracinés; flots sauvages de la mer, crachant l'écume de leur propre honte; astres errants, pour lesquels est réservée à jamais l'obscurité des ténèbres" (vv. 12-13).

Aujourd'hui, nous ne sommes peut-être plus habitués à utiliser un langage aussi polémique qui, toutefois, nous dit quelque chose d'important. Au milieu de toutes les tentations qui existent, avec tous les courants de la vie moderne, nous devons conserver l'identité de notre foi. Certes, la voie de l'indulgence et du dialogue, que le Concile Vatican II a entreprise avec succès, doit assurément être poursuivie avec une ferme constance. Mais cette voie du dialogue, si nécessaire, ne doit pas faire oublier le devoir de repenser et de souligner toujours avec tout autant de force les lignes maîtresses et incontournables de notre identité chrétienne. D'autre part, il faut bien garder à l'esprit que notre identité demande la force, la clarté et le courage face aux contradictions du monde dans lequel nous vivons. C'est pourquoi le texte de la lettre se poursuit ainsi:  "Mais vous, mes bien-aimés, - il s'adresse à nous tous - que votre foi très sainte soit le fondement de la construction que vous êtes vous-mêmes. Priez dans l'Esprit Saint, maintenez-vous dans l'amour de Dieu, attendant la miséricorde de notre Seigneur Jésus Christ en vue de la vie éternelle. Ceux qui sont hésitants, prenez-les en pitié..." (vv. 20-22). La Lettre se conclut sur ces très belles paroles:  "Gloire à Dieu, qui a le pouvoir de vous préserver de la chute et de vous rendre irréprochables et pleins d'allégresse, pour comparaître devant sa gloire:  au Dieu unique, notre Sauveur, par notre Seigneur Jésus Christ, gloire, majesté, force et puissance, avant tous les siècles, maintenant et pour tous les siècles. Amen" (vv. 24-25).

On voit bien que l'auteur de ces lignes vit en plénitude sa propre foi, à laquelle appartiennent de grandes réalités telles que l'intégrité morale et la joie, la confiance et, enfin, la louange; le tout n'étant motivé que par la bonté de notre unique Dieu et par la miséricorde de notre Seigneur Jésus Christ. C'est pourquoi Simon le Cananéen, ainsi que Jude Thaddée, doivent nous aider à redécouvrir toujours à nouveau et à vivre inlassablement la beauté de la foi chrétienne, en sachant en donner un témoignage à la fois fort et serein.