SAINT VINCENT DE PAUL - CONFESSEUR

Prêtre, Fondateur d'Ordres 
(1581-1660)

27 septembre

Quand saint Vincent de Paul était esclave

Retour sur un épisode de la vie du saint patron de toutes les œuvres charitables
et des prisonniers qui changea le sort de milliers de chrétiens persécutés.

L’humilité de saint Vincent de Paul (1581-1660), sa bonté, sa convivialité, son abandon à la Providence sont bien connus. Des qualités qui ont fait de lui un géant de la charité auprès des plus pauvres, des marginalisés, des orphelins, reconnaissant en eux « la face de son Seigneur ». Cette humilité, cette douceur et cet empressement à soulager de leur détresse tous les « oubliés de la société »  frappent tous ses contemporains et rayonnent aujourd’hui encore à travers le monde. Il doit certainement ces facultés à son tempérament naturel et à son enfance paysanne dans les Landes — dont il rougissait à l’époque mais qu’il assumera au contact de la misère du monde rural. Mais il la doit aussi très certainement à ses 23 mois de captivité et de travaux forcés passés en Barbarie, où il s’est retrouvé en condition d’esclave. Vendu à divers « maîtres », il prendra conscience de la condition insupportable des milliers d’esclaves chrétiens en terre d’islam.

Nous sommes en 1605, c’est-à-dire cinq ans après son ordination sacerdotale, lorsque Vincent est fait prisonnier avec tant d’autres passagers lors d’un voyage en Méditerranée, et emmené à Tunis. À cette époque, le piratage barbaresque, non loin des côtes européennes, est au plus fort. Les captifs sont entassés dans les bagnes de Tunis et d’Alger. 36 000 chrétiens sont alors répartis entre les deux villes. Durant ces deux années, et à son retour, après une traversée périlleuse à bord d’une simple barque, le jeune homme déploiera tous les efforts possibles pour les soulager de leurs souffrances.

Des galères aux bagnes d’Alger

Le premier réflexe de Vincent à son retour est d’aller partager son souci avec les autorités françaises et de venir en aide à tous les captifs qui, s’aperçoit-il, dans son propre pays, vivent dans des conditions déplorables. Nommé aumônier général des galères du roi en 1619, il découvre vite qu’on traite les galériens comme des bêtes. Le sort des « chiourmes », comme on appelait les équipages d’une galère, enchainés et fouettés sans arrêt durant les traversées, sont d’une atrocité qui lui fait honte. Il va alors de port en port, de galère en galère, constater l’horreur de leur traitement. On raconte même qu’un jour, révolté par la brutalité d’un gardien, il a voulu prendre la place d’un de ces pauvres malheureux et ramer à sa place. Grâce à lui et à de bonnes dames charitables, il arrivera peu à peu à améliorer les conditions de vie des prisonniers en général.

Parallèlement, saint Vincent pense aux bagnes d’Alger et de Tunis et à tous ces captifs en terre d’islam. Le temps de fonder sa Congrégation de la Mission, en 1625, puis la Société des prêtres de la Mission (lazaristes) en 1627, et de les voir grandir, il lance, en 1646, son premier projet à l’étranger, envoyant plusieurs missionnaires à Constantinople, au centre de l’Empire ottoman. Il arrivera à faire délivrer plusieurs milliers de captifs chrétiens en échange de rançons, et à mettre en place une sorte d’aumônerie pour apporter soulagement et réconfort aux captifs face aux pressions morales et parfois physiques auxquelles ils étaient soumis dans la tentative de les faire apostasier.

Pour Vincent, envisager des missions sur ces terres était comme le prolongement normal des missions en France. Même si la congrégation de la mission ne prévoyait pas dans ses statuts l’envoi de missionnaires à l’extérieur, saint Vincent n’eut aucun mal à convaincre la communauté que le service des pauvres englobe « toutes les missions, même les plus lointaines ». En revanche il dut braver toutes sortes de réticences et pressions de l’extérieur pour ne pas devoir arrêter ses missions en Barbarie.

La cathédrale de Tunis, érigée entre 1893 et 1897, lui rend hommage en portant son nom. L’un des vitraux retrace la scène du saint apôtre de la charité présentant à Richelieu des négociants français esclaves à Tunis, et montrant au cardinal le contrat signé avec le Bey de Tunis pour le rachat des captifs.

Aleteia

 

Ce saint, dont le nom est devenu synonyme de charité, est l'une des plus pures gloires de la France et de l'humanité tout entière.

Vincent naît à Pouy, près de Dax (France), le 24 avril 1581. Ses parents faisaient valoir une petite ferme et vivaient du travail de leurs mains. Les premières années de Vincent se passèrent à la garde des troupeaux. Un jour qu'il avait ramassé jusqu'à trente sous, somme considérable pour lui, il la donna au malheureux qui lui parut le plus délaissé. Quand ses parents l'envoyaient au moulin, s'il rencontrait des pauvres sur sa route, il ouvrait le sac de farine et leur en donnait à discrétion.

Son père, témoin de sa charité et devinant sa rare intelligence, résolut de s'imposer les plus durs sacrifices pour le faire étudier et le pousser au sacerdoce : « Il sera bon prêtre, disait-il, car il a le cœur tendre. » À vingt ans, il étudie la théologie à Toulouse et reçoit bientôt le grade de docteur.

Ordonné en 1600, à l’âge de 19 ans, un an après son ordination il se rend à Marseille pour recueillir un legs que lui a laissé un de ses amis. Au retour, voyageant par mer pour se rendre à Narbonne, il est pris par des pirates et emmené captif en Afrique. Sa captivité, d'abord très dure et accompagnée de fortes épreuves pour sa foi, se termina par la conversion de son maître, qui lui rendit la liberté.

Les circonstances le font nommer aumônier général des galères, et il se dévoue au salut de ces malheureux criminels avec une charité couronnée des plus grands succès. La Providence semble le conduire partout où il y a des plaies de l'humanité à guérir.

À une époque où la famine et les misères de toutes sortes exercent les plus affreux ravages, il fait des prodiges de dévouement; des sommes incalculables passent par ses mains dans le sein des pauvres, il sauve à lui seul des villes et des provinces entières. Ne pouvant se multiplier, il fonde, en divers lieux, des Confréries de Dames de la Charité, puis l'ordre des Filles de la Charité (1623), plus connues sous le nom des Sœurs de Saint-Vincent-de-Paul. Nulle misère ne le laisse insensible ; il trouve le moyen de ramasser lui-même et de protéger partout des multitudes d'enfants exposés à l'abandon et à la mort, et mérite le nom de Père des enfants trouvés.

Il a formé des légions d'anges de charité ; mais il lui faut des légions d'apôtres, et il fonde les Prêtres de la Mission (1625), destinés à évangéliser la France et même les peuples infidèles.

En 1638 débute l'œuvre des « Enfants Trouvés ». Il créa pour cela un établissement pour les enfants trouvés.
Son action ne s'arrêtait jamais. Il envoyait ses missionnaires dans tout le royaume et à l'étranger:
- 1639 voit Vincent organisé les secours en Lorraine (ravagée par la guerre, la peste et la famine).
- 1646 Fondation de la mission d'Alger. 
- 1648 Fondation de la mission de Madagascar. 
- 1649 Démarche de Saint Vincent auprès de la Reine et Mazarin en faveur de la paix. 
- 1651 Vincent organise des secours en Picardie, Champagne et Ile-de France, dévastées par la guerre. C'est l'année de la Fondation de la mission de Pologne.

Accablé d'infirmités et de souffrances à la fin de sa vie, il meurt à Saint-Lazare le 27 septembre 1660. Louise de Marillac était décédée peu de temps avant lui le 15 mars 1660. On lui fit des funérailles exceptionnelles. Toutes les œuvres qu'il avait créées étaient représentées, Les princes se mêlaient aux pauvres dans la foule venue honorer le bienfaiteur que l'on vénéra comme un saint.

Il fut béatifié par Benoît XIII (Pietro Francesco Orsini, 1724-1730) le 12 août 1729 et canonisé par Clément XII (Lorenzo Corsini, 1730-1740) le 16 juin 1737. Actuellement son corps est exposé dans la Chapelle des Lazaristes, 95, rue de Sèvres, à Paris-VIe.

 

   Vincent fut l'homme de la foi qui opère par la charité (Gal. V, 6). Venu au monde sur la fin du siècle où naquit Calvin, il trouvait l'Église en deuil de nombreuses nations que l'erreur avait récemment séparées de la catholicité. Sur toutes les côtes de la Méditerranée, le Turc, ennemi perpétuel du nom chrétien, redoublait ses brigandages. La France, épuisée par quarante années de guerres religieuses, n'échappait à la domination de l'hérésie au dedans que pour bientôt lui prêter main forte à l'extérieur par le contraste d'une politique insensée. Sur ses frontières de l'Est et du Nord d'effroyables dévastations promenaient la ruine, et gagnaient jusqu'aux provinces de l'Ouest et du Centre à la faveur des luttes intestines qu'entretenait l'anarchie. Plus lamentable que toute situation matérielle était dans cette confusion l'état des âmes. Les villes seules gardaient encore, avec un reste de tranquillité précaire, quelque loisir de prier Dieu. Le peuple des campagnes, oublié, sacrifié, disputant sa vie à tous les fléaux, n'avait pour le relever dans tant de misères qu'un clergé le plus souvent abandonné comme lui de ses chefs, indigne en trop de lieux, rivalisant presque toujours avec lui d'ignorance. Ce fut alors que pour conjurer ces maux et, du même coup, mille autres anciens et nouveaux, l'Esprit-Saint suscita Vincent dans une immense simplicité de foi, fondement unique d'une charité que le monde, ignorant du rôle de la foi, ne saurait comprendre. Le monde admire les œuvres qui remplirent la vie de l'ancien pâtre de Buglose; mais le ressort secret de cette vie lui échappe. Il voudrait lui aussi reproduire ces œuvres; et comme les enfants qui s'évertuent dans leurs jeux à élever des palais, il s'étonne de trouver en ruines au matin les constructions de la veille: le ciment de sa philanthropie ne vaut pas l'eau bourbeuse dont les enfants s'essaient à lier les matériaux de leurs maisons d'un jour; et l'édifice qu'il prétendait remplacer est toujours debout, défiant la sape, répondant seul aux multiples besoins de l'humanité souffrante. C'est que la foi connaît seule en effet le mystère de la souffrance, que seule elle peut sonder ces profondeurs sacrées dont le Fils de Dieu même a parcouru les abîmes, qu'elle seule encore, associant l'homme aux conseils du Très-Haut, l'associe tout ensemble à sa force et à son amour. De là viennent aux œuvres bienfaisantes qui procèdent de la foi leur puissance et leur durée. La solidarité tant prônée de nos utopistes modernes n'a point ce secret; et pourtant elle descend aussi de Dieu, quoi qu'ils veuillent; mais elle enchaîne plus qu'elle ne lie: elle regarde plus la justice que l'amour; et à ce titre, dans l'opposition qu'on en fait à la divine charité venue du ciel, elle semble une lugubre ironie montant du séjour des châtiments.
   Vincent aima les pauvres d'un amour de prédilection, parce qu'il aimait Dieu et que la foi lui révélait en eux le Seigneur. « O Dieu, disait-il, qu'il fait beau voir les pauvres, si nous les considérons en Dieu et dans l'estime que Jésus-Christ en a faite! Bien souvent ils n'ont pas presque la figure ni l'esprit de personnes raisonnables, tant ils sont grossiers et terrestres. Mais tournez la médaille, et vous verrez, par les lumières de la foi, que le Fils de Dieu, qui a voulu être pauvre, nous est représenté par ces pauvres; qu'il n'avait presque pas la figure d'un homme en sa passion, et qu'il passait pour fou dans l'esprit des Gentils, et pour pierre de scandale dans celui des Juifs; et avec tout cela il se qualifie l'évangéliste des pauvres, evangelizare pauperibus misit me (Luc. IV, 18). »
   Ce titre d'évangéliste des pauvres est l'unique que Vincent ambitionna pour lui-même, le point de départ, l'explication de tout ce qu'il accomplit dans l'Église. Assurer le ciel aux malheureux, travailler au salut des abandonnés de ce monde, en commençant par les pauvres gens des champs si délaissés: tout le reste pour lui, déclarait-il, « n'était qu'accessoire. » Et il ajoutait, parlant à ses fils de Saint-Lazare: « Nous n'eussions jamais travaillé aux ordinands ni aux séminaires des ecclésiastiques, si nous n'eussions jugé qu'il était nécessaire, pour maintenir les peuples en bon état, et conserver les fruits des missions, de faire en sorte qu'il y eût de bons ecclésiastiques parmi eux. » C'est afin de lui donner l'occasion d'affermir son œuvre à tous les degrés, que Dieu conduisit l'apôtre des humbles au conseil royal de conscience, où Anne d'Autriche remettait en ses mains l'extirpation des abus du haut clergé et le choix des chefs des Églises de France. Pour mettre un terme aux maux causés par le délaissement si funeste des peuples, il fallait à la tête du troupeau des pasteurs qui entendissent reprendre pour eux la parole du chef divin: « Je connais mes brebis, et mes brebis me connaissent (JOHAN. X, 14). »
   Nous ne pourrions, on le comprend, raconter dans ces pages l'histoire de l'homme en qui la plus universelle charité fut comme personnifiée. Mais du reste, il n'eut point non plus d'autre inspiration que celle de l'apostolat dans ces immortelles campagnes où, depuis le bagne de Tunis où il fut esclave jusqu'aux provinces ruinées pour lesquelles il trouva des millions, on le vit s'attaquer à tous les aspects de la souffrance physique et faire reculer sur tous les points la misère; il voulait, par les soins donnés aux corps, arriver à conquérir l'âme de ceux pour lesquels le Christ a voulu lui aussi embrasser l'amertume et l'angoisse. On ne peut que sourire de l'effort par lequel, dans un temps où l'on rejetait l'Évangile en retenant ses bienfaits, certains sages prétendirent faire honneur de pareilles entreprises à la philosophie de leur auteur. Les camps aujourd'hui sont plus tranchés; et l'on ne craint plus de renier parfois jusqu'à l'œuvre, pour renier logiquement l'ouvrier. Mais aux tenants d'un philosophisme attardé, s'il en est encore, il sera bon de méditer ces mots, où celui dont ils font un chef d'école déduisait les principes qui devaient gouverner les actes de ses disciples et leurs pensées: « Ce qui se fait pour la charité se fait pour Dieu. Il ne nous suffit pas d'aimer Dieu, si notre prochain ne l'aime aussi; et nous ne saurions aimer notre prochain comme nous-mêmes, si nous ne lui procurons le bien que nous sommes obligés de nous vouloir à nous-mêmes, c'est à savoir, l'amour divin, qui nous unit à celui qui est notre souverain bien. Nous devons aimer notre prochain comme l'image de Dieu et l'objet de son amour, et faire en sorte que réciproquement les hommes aiment leur très aimable Créateur, et qu'ils s'entr'aiment les uns les autres d'une charité mutuelle pour l'amour de Dieu, qui les a tant aimés que de livrer son propre Fils à la mort pour eux. Mais regardons, je vous prie, ce divin Sauveur comme le parfait exemplaire de la charité que nous devons avoir pour notre prochain. »
On le voit: pas plus que la philosophie déiste ou athée, la théophilanthropie qui apporta plus tard à la déraison du siècle dernier l'appoint de ses fêtes burlesques, n'eut de titre à ranger Vincent, comme elle fit, parmi les grands hommes de son calendrier. Ce n'est point la nature, ni aucune des vaines divinités de la fausse science, mais le Dieu des chrétiens, le Dieu fait homme pour nous sauver en prenant sur lui nos misères, qui fut l'unique guide du plus grand des bienfaiteurs de l'humanité dans nos temps. Rien ne me plaît qu'en Jésus-Christ, aimait-il à dire. Non seulement, fidèle comme tous les Saints à l'ordre de la divine charité, il voulait voir régner en lui ce Maître adoré avant de songer à le faire régner dans les autres; mais, plutôt que de rien entreprendre de lui-même par les données de la seule raison, il se fût réfugié à tout jamais dans le secret de la face du Seigneur (Psalm. XXX, 2 1), pour ne laisser de lui qu'un nom ignoré.
   « Honorons, écrivait-il, l'état inconnu du Fils de Dieu. C'est là notre centre, et c'est ce qu'il demande de nous pour le présent et pour l'avenir, et pour toujours, si sa divine majesté ne nous fait connaître, en sa manière qui ne peut tromper, qu'il veuille autre chose de nous. Honorons particulièrement ce divin Maître dans la modération de son agir. Il n'a pas voulu faire toujours tout ce qu'il a pu, pour nous apprendre à nous contenter, lorsqu'il n'est pas expédient de faire tout ce que nous pourrions faire, mais seulement ce qui est convenable à la charité, et conforme, aux ordres de la divine volonté... Que ceux-là honorent souverainement notre Seigneur qui suivent la sainte Providence, et qui n'enjambent pas sur elle! N'est-il pas vrai que vous voulez, comme il est bien raisonnable, que votre serviteur n'entreprenne rien sans vous et sans votre ordre? Et si cela est raisonnable d'un homme à un autre, à combien plus forte raison du Créateur à la créature? »
   Vincent s'attachait donc, selon son expression, à côtoyer la Providence, n'ayant point de plus grand souci que de ne jamais la devancer. Ainsi fut-il sept années avant d'accepter pour lui les avances de la Générale de Gondi et de fonder son établissement de la Mission. Ainsi éprouva-t-il longuement sa fidèle coadjutrice, Mademoiselle Le Gras, quand elle se crut appelée à se dévouer au service spirituel des premières Filles de la Charité, sans lien entre elles jusque-là ni vie commune, simples aides suppléantes des dames de condition que l'homme de Dieu avait assemblées dans ses Confréries. « Quant à cet emploi, lui mandait-il après instances réitérées de sa part, je vous prie une fois pour toutes de n'y point penser, jusqu'à ce que notre Seigneur fasse paraître ce qu'il veut. Vous cherchez à devenir la servante de ces pauvres filles, et Dieu veut que vous soyez la sienne. Pour Dieu, Mademoiselle, que votre cœur honore la tranquillité de celui de notre Seigneur, et il sera en état de le servir. Le royaume de Dieu est la paix au Saint-Esprit; il régnera en vous, si vous êtes en paix. Soyez-y donc, s'il vous plaît, et honorez souverainement le Dieu de paix et de dilection. »
   Grande leçon donnée au zèle fiévreux d'un siècle comme le nôtre par cet homme dont la vie fut si pleine! Que de fois, dans ce qu'on nomme aujourd'hui les œuvres, l'humaine prétention stérilise la grâce en froissant l'Esprit-Saint! tandis que, « pauvre ver rampant sur la terre et ne sachant où il va, cherchant seulement à se cacher en vous, ô mon Dieu! qui êtes tout son désir », Vincent de Paul voit l'inertie apparente de son humilité fécondée plus que l'initiative de mille autres, sans que pour ainsi dire il en ait conscience. « C'est la sainte Providence qui a mis votre Compagnie sur le pied où elle est, disait-il vers la fin de son long pèlerinage à ses filles. Car qui a été, je vous supplie? Je ne saurais me le représenter. Nous n'en eûmes jamais le dessein. J'y pensais encore aujourd'hui, et je me disais: Est-ce toi qui as pensé à faire une Compagnie de Filles de la Charité? Oh! nenni. Est-ce Mademoiselle Le Gras? aussi peu. Oh! mes filles, je n'y pensais pas, votre sœur servante n'y pensait pas, aussi peu Monsieur Portail (le premier et plus fidèle compagnon de Vincent dans les missions): c'est donc Dieu qui y pensait pour vous; c'est donc lui que nous pouvons dire être l'auteur de votre Compagnie, puisque véritablement nous ne saurions en reconnaître un autre. »
   Mais autant son incomparable délicatesse à l'égard de Dieu lui faisait un devoir de ne le jamais prévenir plus qu'un instrument ne le fait pour la main qui le porte; autant, l'impulsion divine une fois donnée, il ne pouvait supporter qu'on hésitât à la suivre, ou qu'il y eût place dans l'âme pour un autre sentiment que celui de la plus absolue confiance. Il écrivait encore, avec sa simplicité si pleine de charmes, à la coopératrice que Dieu lui avait donnée: «Je vous vois toujours un peu dans les sentiments humains, pensant que tout est perdu dès lors que vous me voyez malade. O femme de peu de foi, que n'avez-vous plus de confiance et d'acquiescement à la conduite et à l'exemple de Jésus-Christ! Ce Sauveur du monde se rapportait à Dieu son Père pour l'état de toute l'Église; et vous, pour une poignée de filles que sa Providence a notoirement suscitées et assemblées, vous pensez qu'il vous manquera! Allez, Mademoiselle, humiliez-vous beaucoup devant Dieu. »
   Faut-il s'étonner que la foi, seule inspiratrice d'une telle vie, inébranlable fondement de ce qu'il était pour le prochain et pour lui-même, fût aux yeux de Vincent de Paul le premier des trésors? Lui qu'aucune souffrance même méritée ne laissait indifférent, qu'on vit un jour par une fraude héroïque remplacer un forçat dans ses fers, devenait impitoyable en face de l'hérésie, et n'avait de repos qu'il n'eût obtenu le bannissement des sectaires ou leur châtiment. C'est le témoignage que lui rend dans la bulle de sa canonisation Clément XII, parlant de cette funeste erreur du jansénisme que notre saint dénonça des premiers et poursuivit plus que personne. Jamais peut-être autant qu'en cette rencontre, ne se vérifia le mot des saints Livres: La simplicité des justes les guidera sûrement, et l'astuce des méchants sera leur perte (Prov. XI, 3). La secte qui, plus tard, affectait un si profond dédain pour Monsieur Vincent, n'en avait pas jugé toujours de même. « Je suis, déclarait-il dans l'intimité, obligé très particulièrement de bénir Dieu et de le remercier de ce qu'il n'a pas permis que les premiers et les plus considérables d'entre ceux qui professent cette doctrine, que j'ai connus particulièrement, et qui étaient de mes amis, aient pu me persuader leurs sentiments. Je ne vous saurais exprimer la peine qu'ils y ont prise, et les raisons qu'ils m'ont proposées pour cela; mais je leur opposais entre autres choses l'autorité du concile de Trente, qui leur est manifestement contraire; et voyant qu'ils continuaient toujours, au lieu de leur répondre je récitais tout bas mon Credo: et voilà comme je suis demeuré ferme en la créance catholique. » Mais il est temps de donner le récit liturgique que la sainte Église fait lire aujourd'hui dans ses temples. L'année 1883, cinquantième anniversaire de la fondation des Conférences de Saint-Vincent-de-Paul à Paris, voyait notre Saint proclamé le Patron de toutes les sociétés de charité de France; ce patronage fut, deux ans plus tard, étendu aux sociétés de charité de l'Église entière.

   VINCENT de Paul, Français de nation, naquit à Pouy près de Dax en Aquitaine. Encore enfant, il montrait déjà une grande charité pour les pauvres. D'abord pâtre du troupeau de son père, il étudia ensuite les lettres humaines à Dax, puis à Toulouse et à Saragosse la science sacrée. Ordonné prêtre et fait bachelier, en théologie, il fut pris par les Turcs qui l'emmenèrent en Afrique; mais dans sa captivité, il reconquit au Christ son maître lui-même. S'échappant donc avec lui des rives barbaresques par le secours de la Mère de Dieu, il entreprit un voyage aux tombeaux des Apôtres; d'où revenu en France, il gouverna très saintement les paroisses de Clichy d'abord et ensuite de Châtillon. Promu par le roi grand aumônier des galères de France, on le vit déployer un zèle admirable pour le salut des chefs et des forçats. Saint François de Sales le donna pour supérieur aux religieuses de la Visitation; et pendant quarante ans environ qu'il exerça cette charge, il le fit avec tant de prudence qu'il justifia pleinement le jugement du saint évêque, lequel avouait ne connaître point de plus digne prêtre que Vincent.
   Jusqu'à la plus extrême vieillesse il s'adonna sans relâche à l'évangélisation des pauvres, principalement des habitants des campagnes; par un vœu perpétuel confirmé du Saint-Siège, il s'astreignit spécialement à cette œuvre apostolique, lui et les membres de la Congrégation qu'il établit sous le nom de Prêtres séculiers de la Mission. Combien il s'employa pour promouvoir la discipline dans le clergé, c'est ce qu'attestent les grands séminaires fondés par lui, les conférences sacerdotales et les exercices préparatoires aux saints Ordres qu'il mit en honneur; il voulut que les maisons de son institut fussent toujours ouvertes à cet effet, ainsi qu'aux retraites spirituelles des laïques. De plus son zèle pour l'accroissement de la foi et de la piété lui fit envoyer des ouvriers évangéliques, non seulement dans les provinces de France, mais en Italie, en Pologne, en Ecosse, en Irlande, et jusque dans la Barbarie et les Indes. Après la mort de Louis XIII, qu'il assista à ses derniers moments, la reine Anne d'Autriche, mère de Louis XIV, l'appela en son conseil de conscience: il y déploya le plus grand zèle pour que les églises et les monastères ne fussent confiés qu'aux plus dignes; pour que prissent fin les discordes civiles, les duels, les erreurs qui s'insinuaient alors et avaient dès leur première apparition excite son effroi; pour qu'enfin tous rendissent aux jugements Apostoliques l'obéissance qui leur était due.

   Aucun genre de calamité qui n'excitât son intervention paternelle. Les fidèles qui gémissaient sous le joug des Turcs, les enfants abandonnés, les jeunes gens incorrigibles, les vierges exposées, les religieuses dispersées, les femmes tombées, les forçats, les étrangers malades, les ouvriers invalides, les fous même et d'innombrables mendiants éprouvèrent les effets de sa tendre charité, et furent reçus par lui dans des établissements hospitaliers encore subsistants. Il pourvut à grands frais aux nécessités de la Lorraine, de la Champagne, de la Picardie et d'autres régions ruinées par la peste, la famine et la guerre. Il créa pour la recherche et le soulagement des malheureux nombre d'associations, entre lesquelles sa célèbre assemblée des Dames, et l'institut si répandu des Filles de la Charité. Il eut également la main dans l'érection des Filles de la Croix, de la Providence, de Sainte-Geneviève, pour l'éducation des jeunes filles. Au milieu de si grandes entreprises et d'autres encore, continuellement appliqué à Dieu, affable pour tous, toujours constant avec lui-même, simple, droit, humble, fuyant persévéramment honneurs, richesses et jouissances, on l'entendait dire: « Rien ne me plait qu'en Jésus-Christ », et il cherchait à l'imiter en tout. Use enfin de mortifications, de travaux et de vieillesse, le vingt-septième jour de septembre de l'an du salut mil six cent soixante, qui était le quatre-vingt-cinquième de son âge, il s'endormit paisiblement à Paris dans la maison de Saint-Lazare, chef de la Congrégation de la Mission L'éclat de ses vertus, de ses mérites et de ses miracles détermina Clément XII à le mettre au nombre des Saints, et l'on assigna pour sa fête tous les ans le dix-neuvième jour de juillet Héros sans pareil de la divine charité, il n'était nulle classe d'hommes qui ne lui dût reconnaissance; les instances d'un grand nombre de prélats déterminèrent Léon XIII à l'établir et déclarer Patron près de Dieu de toutes les sociétés de charité existant par le monde catholique, et dérivant de lui en manière quelconque

   Quelle gerbe, ô Vincent, vous emportez au ciel (Psalm. CXXV, 6)! Quelles bénédictions vous accompagnent, montant de cette terre à la vraie patrie (Prov. XXII, 9; Eccli. XXXI, 28)! O le plus simple des hommes qui furent en un siècle tant célébré pour ses grandeurs, vous dépassez maintenant les renommées dont l'éclat bruyant fascinait vos contemporains. La vraie gloire de ce siècle, la seule qui restera de lui quand le temps ne sera plus (Apoc. X, 6), est d'avoir eu dans sa première partie des saints d'une pareille puissance de loi et d'amour, arrêtant les triomphes de Satan, rendant au sol de France stérilisé par l'hérésie la fécondité des beaux jours. Et voici que deux siècles et plus après vos travaux, la moisson qui n'a point cessé continue par les soins de vos fils et de vos filles, aidés d'auxiliaires nouveaux qui vous reconnaissent eux aussi pour leur inspirateur et leur père. Dans ce royaume du ciel qui ne connaît plus la souffrance et les larmes (Ibid. XXI, 4), chaque jour pourtant comme autrefois voit monter vers vous l'action de grâces de ceux qui souffrent et qui pleurent.
   Reconnaissez par des bienfaits nouveaux la confiance de la terre. Il n'est point de nom qui impose autant que le vôtre le respect de l'Église, en nos temps de blasphème. Et pourtant déjà les négateurs du Christ en viennent, par haine de sa divine domination (Jud. 4), à vouloir étouffer le témoignage que le pauvre à cause de vous lui rendait toujours. Contre ces hommes en qui s'est incarné l'enfer, usez du glaive à deux tranchants remis aux saints pour venger Dieu au milieu des nations (Psal. CXLIX, 6-9): comme jadis les hérétiques en votre présence, qu'ils méritent le pardon ou connaissent la colère; qu'ils changent, ou soient réduits d'en haut à l'impuissance de nuire. Gardez surtout les malheureux que leur rage satanique s'applaudit de priver du secours suprême au moment du trépas; eussent-ils un pied déjà dans les flammes, ces infortunés, vous pouvez les sauver encore (JUD. 23). Élevez vos filles à la hauteur des circonstances douloureuses où l'on voudrait que leur dévouement reniât son origine céleste ou dissimulât sa divine livrée; si la force brutale des ennemis du pauvre arrache de son chevet le signe du salut, il n'est règlements ni lois, puissance de ce monde ou de l'autre, qui puissent expulser Jésus de l'âme d'une Fille de chanté, ou l'empêcher de passer de son cœur à ses lèvres: ni la mort, ni l'enfer, ni le feu, ni le débordement des grandes eaux, dit le Cantique, ne sauraient l'arrêter (Cant. VIII, 6-7).

   Vos fils aussi poursuivent votre œuvre d'évangélisation; jusqu'en nos temps leur apostolat se voit couronné du diadème de la sainteté et du martyre. Maintenez leur zèle; développez en eux votre esprit d'inaltérable dévouement à l'Église et de soumission au Pasteur suprême. Assistez toutes ces œuvres nouvelles de charité qui sont nées de vous dans nos jours, et dont, pour cette cause, Rome vous défère le patronage et l'honneur; qu'elles s'alimentent toujours à l'authentique foyer que vous avez ravivé sur la terre (Luc. XII, 40. ); qu'elles cherchent avant tout le royaume de Dieu et sa justice (Matth. VI, 33), ne se départant jamais, pour le choix des moyens, du principe que vous leur donnez de « juger, parler et opérer, comme la Sagesse éternelle de Dieu, revêtue de notre faible chair, a jugé, parlé et opéré. »

Dom Prosper Guéranger