L'OBLATURE BÉNÉDICTINE
On s'est parfois  demandé s'il y avait des Oblats au temps de S. Benoît. Il est certain que le  terme d'Oblats fut primitivement réservé aux enfants offerts au monastère,  ainsi que nous l'apprend le chapitre LIX. Mais il n'est pas moins certain qu'il  exista dès le début, dans l'entourage des monastères, des âmes désireuses de  perfection, unies aux groupes cénobitiques par un mode plus ou moins précis d'affiliation.  Plusieurs de ces chrétiens ou chrétiennes appartenaient à l'ancienne  institution des « ascètes », fidèles vivant dans le monde, souvent au milieu de  leurs familles, conformément à cet idéal de la primitive église dont le P. Dom  Germain Morin a montré l'étroit rapport avec l'idéal monastique. Il y avait  encore, ainsi que l'a remarqué 'le R. P. Dom. U. Berbère, des ascètes de cette  première manière au VIIe siècle. La Vie de S. Benoît, par S.  Grégoire-le-Grand, nous montre ainsi, non loin du Cassin, « deux femmes  religieuses de noble famille qui « vivaient chez elles avec leur nourrice », et  dont un homme de bien assurait la subsistance. Elles appartenaient à une église  séculière où elles recevaient la communion et cependant S. Benoît les  excommunie pour un manque de charité à l'égard de leur bienfaiteur, comme s'il  avait sur elles une certaine autorité. Dans un autre chapitre, c'est le frère  du moine Valentinien, « laïque, mais pieux » qui, chaque année, vient au  monastère refaire sa provision de forces spirituelles. Il est comparé au «  disciple » du prophète Elie, et S. Grégoire nous apprend « qu'il avait « coutume  de venir à jeun de chez lui au monastère de « Benoît ». Il semble bien que  cette pratique lui avait été prescrite par le Saint lui-même, car un jour qu'il  y avait manqué, « le saint homme lui reprocha aussitôt ce qu'il «avait fait en  route », et lui, tout confus, se jeta aux pieds de Benoît, « pleurant sa faute  et rougissant d'au‑« tant plus qu'il reconnaissait que, même absent, il avait «  péché sous les yeux de l'Abbé ».
           Par ailleurs,  autour du monastère, vivaient des ouvriers employés aux travaux des champs. S.  Benoît suppose leur présence, lorsqu'il dit, au chapitre XLVIII, que, dans les  monastères pauvres, les moines peuvent se trouver obligés de faire eux-mêmes la  moisson. Preuve que dans les monastères plus fortunés, ce soin était confié à  d'autres. Or les moines étaient loin d'être indifférents à la formation religieuse  de ces modestes collaborateurs, eux qui, à l'imitation de leur Bienheureux  Père, s'efforçaient d'amener à Dieu les villageois de leur voisinage. S'il y  avait chez les -fidèles une attraction vers le monastère, il y avait sûrement  par contre chez les Moines un besoin d'assimilation qui est déjà une forme de  l'apostolat. Un érudit oblat, M. l'abbé Deroux a montré, dans sa substantielle  étude sur les Origines de l'Oblalure que les ouvriers du 'monastère, devenus  des famuli finirent, avec l'évolution  du travail monastique, par se transmuer progressivement en religieux, sous le  nom de « frères convers ». Mais leur situation primitive était véritablement  celle d'oblats séculiers vivant dans l'atmosphère du monastère et sous la  direction spirituelle des religieux, sous des statuts parfois fort imprécis.
           A côté de ces famuli, nous voyons, dès le VIIe siècle,  des laïques, hommes et femmes, s'adjoindre aux monastères, sous certaines  conditions, à titre d'hôtes permanents. Ils sont soumis à l'Abbé, dont ils  s'emploient à réaliser les desseins au dehors de la maison. Ils font en général  entre ses mains un abandon partiel ou total de leurs biens en retour du  logement, du vêtement et de la nourriture. Lorsqu'ils renoncent à leur liberté,  ils prennent le nom d'oblats et portent un habit qui ressemble à celui des  moines.
           Tous ne résident  pas cependant au monastère ; quelques-uns restent dans le monde où les retient  leur situation. Ces deux catégories de résidants et de non-résidents apparaissent  nettement au IXe siècle. On sait comment, au XIe siècle, Guillaume, Abbé  d'Hirschau, organisa les oblats de son abbaye et leur donna des Constitutions  qui provoquèrent l'admiration des contemporains.
           Mais à côté de  ces cas nombreux d'union, d'autres se présentent où les liens de fraternité semblent  surtout spirituels. C'est le cas des « fratres » ou « sorores familiales ».  Princes, évêques, chevaliers, inscrits à la matricule (les monastères, sont  unis par un lien religieux aux moines qui les considèrent comme « frères » et «  sœurs ». Mais, selon les personnes et les lieux, la filiation apparaît plus ou  moins étroite et impliquant plus ou moins d'obligations.
           En certains cas,  elle ne dépasse guère évidemment une simple union de prières et de mérites,  mais, en d'autres, elle est plus que cela. Parfois la réception a lieu au chapitre.  L'oblat est « reçu en frère ». Parfois on lui donne un habit monastique, qu'il  portera sous ses vêtements ou qu'il revêtira en certaines occasions. Guichard,  abbé de Pontigny, revêtit S. Thomas Becket, archevêque de Cantorbéry, d'une  coule dont on avait diminué le capuce et rétréci les manches, afin qu'il la pût  porter constamment, en la dissimulant. A Guillaume Longue Épée, duc de Normandie  qui voudrait se faire moine, Martin, Abbé de Jumièges donne aussi une coule et  une tunique que le prince dépose dans un coffre dont il porte toujours la clef  et sans doute le duc les revêt en certaines circonstances. L'Abbé Dubois,  rapportant l'histoire de l'abbaye de Morimond au milieu du XIIe siècle, nous  dit que beaucoup de prêtres, impressionnés par la vie des moines et ne pouvant  résister à de si touchants exemples, regardant comme le plus grand bonheur  d'être affiliés à l'ordre, se faisaient raser la tête, prenaient le costume  monastique et suivaient autant qu'ils pouvaient la règle bénédictine dans leurs  demeures.
           C'est sans doute  l'usage déjà ancien de donner l'habit monastique ou une partie de cet habit aux  chrétiens affiliés à l'ordre, mais qui ne pouvaient entrer au monastère, que  s'inspira S. Norbert lorsqu'il revêtit d'un scapulaire de laine blanche le Comte  Thibaut de Champagne, le premier de ses Tertiaires. Plus tard, S. François  d'Assise ne croira pas innover en donnant la bure franciscaine à Luchesio et à  Bona Donna, mais bien plutôt en leur donnant une règle qui constituait un  ordre, complet en soi et vivant dans le monde.
           Nous avons au IXe  siècle, en la personne de Géraud d'Aurillac l'exemple d'un laïque grand  seigneur, menant, sous la conduite de l'évêque Gaubert, la vie religieuse dans  le siècle. S'il n'est pas pour lui question d'habit, on nous apprend du moins  qu'il s'était fait donner la tonsure monastique qu'il dissimulait « sous les  flots du reste de sa « chevelure », et que, chaque jour, il récitait  l'office au milieu des clercs.
           L'histoire de S.  Henri, empereur, est bien connue. Comme le prince supplie Richard abbé de S.  Vanne, de le recevoir comme moine, celui-ci le fait venir au chapitre, et lui  pose cette question : « Voulez-vous, suivant la Règle et suivant l'exemple de  Jésus-Christ, être obéissant jusqu'à la mort ? » Sur la réponse affirmative du  « postulant », l'Abbé poursuit : « Moi, je vous reçois pour moine et, dès ce  jour, je me charge du soin de votre âme. C'est pourquoi je veux que vous  fassiez, avec la crainte de Dieu, tout ce que je vous ordonnerai ». L'empereur  ayant de nouveau acquiescé : « Je veux donc, déclare l'Abbé, que vous  retourniez gouverner l'empire que Dieu vous a confié et que, par votre fermeté  à rendre la justice, vous procuriez, selon votre pouvoir, le salut de tout  l'état. »
           Durant sa vie,  l'oblat restait, autant qu'il le pouvait, sous la direction des moines. S.  Henri consultait fréquemment l'Abbé Richard.
           Certains oblats,  comme Bouchard le Vénérable, comte de Vendôme, à Saint-Maur-des-Fossés,  viennent se fixer près de l'abbaye, afin de pouvoir prendre part à la psalmodie  des moines. Pour les femmes, la chose est assez commune. Logées dans des  cellules, à proximité du monastère, elles occuperont les intervalles des  offices, à l'entretien ou au lavage des vêtements des moines ou la confection  des ornements d'église. Ainsi faisaient, à l'abbaye du Bec, en Normandie, la  mère du bienheureux Herluin, le fondateur, et plus tard Basilis, veuve de  Hugues, Amfride, sa nièce et Ève, veuve de Guillaume Crespin. On cite, au  prieuré du Désert, dépendant de N.-D. de Lyre, Helsende, femme de Gilbert de  Terray ; à Lessies, Ada, veuve de Thierry d’Avesnes, Pétronille, veuve de  Raoul, comte de Vies-ville, etc. On pourrait considérablement allonger la  liste. Ces saintes femmes recevaient « l'habit de religion » ou tout au moins  le voile. Certaines étaient filles, d'autres veuves, quelques-unes mariées,  telle Hélisende, citée plus haut, pour laquelle son mari fonda des messes,  rappelant qu'elle avait vécu « comme soeur », près le prieuré du Dézert. L'influence  de ces oblates était parfois profonde. Le moine chroniqueur de Lessies nous dit  que l'oblate Ada était « la gardienne de la ferveur religieuse de l'abbaye ».
           A l'heure de la  mort, l'oblat séculier était souvent revêtu de l'habit monastique et, à  l'exemple des moines, il expirait sur la cendre. Plus souvent encore, il en  était revêtu après sa mort et inhumé dans le cloître, ainsi qu'il avait été  stipulé, lors de sa réception. On lui faisait un obit et on lui accordait des  suffrages, comme aux membres de la Communauté.
           Grâce à Ste  Françoise Romaine, un groupe d'oblates est demeuré célèbre au XIVe siècle ;  c'est celui qui s'était formé, à Rome, autour du monastère de Ste-Marie-la-Neuve,  desservi par la Congrégation bénédictine du Mont-Olivet. Après avoir été le  modèle des épouses et des mères, Françoise, devenue veuve, s'est retirée avec  quelques dames pieuses, dans la maison de Tor-de-Spechi qu'elle avait fait  bâtir du vivant de son mari. Les « sœurs », sans aucun vœu, suivent la Règle de  S. Benoît, adaptée à leur situation par Dom Antonello di Monte-Savelli. Elles  portent un voile de laine blanche sur une modeste robe noire. « Françoise,  écrit Dom B. Maréchaux, dirige admirablement son petit troupeau. C'est une âme  tout d'une pièce, n'ayant que Dieu pour but et allant droit à Lui comme une  flèche. Vivant en rapports constants avec Dieu et ses Saints, l'admirable  mystique n'en est pas moins une ardente apôtre. Elle mène une lutte sans répit  contre les modes licencieuses. Elle se dévoue pour les malades et les pauvres,  et au milieu d'œuvres multiples et semant le miracle sous ses pas, elle est  entrée jusqu'au fond dans cet abîme de l'humilité et de l'obéissance creusé par  S. Benoît. Elle s'est remplie jusqu'au bord de cet esprit de componction qui est  le nerf de la prière bénédictine... »
           La décadence  monastique des XVe et XVIe siècles devait amener celle de l'oblature. Cependant  elle n'était pas tout à fait oubliée au XVIIe siècle. L'Abbé Duquesne écrivant  alors la vie de la vénérable Mecthilde du S. Sacrement faisait cette réflexion  : « C'était une dévotion fort en usage autrefois de prendre l'habit de certains  ordres religieux pour lesquels on avait quelque attrait... On ne quittait ni  son état ni même les vêtements convenables à son état. On se contenta de porter  sous les habits ordinaires quelque marque ou symbole de l'ordre qu'on avait  choisi ». Mais, poursuit-il, « cette dévotion si estimée et si révérée autrefois  n'était plus que l'objet de la censure et des railleries du monde ».
           Le XVIIe siècle  a connu quelques grandes oblates. La plus célèbre fut Hélène Lucrèce  Cornaro-Piscopia, de l'une des plus illustres familles de Venise. Prodige  d'érudition, mais aussi de piété et de mortification, elle se consacra secrètement  au Seigneur à 11 ans. Passionnée pour la liturgie, elle assistait chaque jour  aux offices de l'abbaye de S. Jacques. Un peu plus tard, elle renouvela son vœu  et reçut, à titre d'oblate, le grand scapulaire bénédictin qu'elle ne cessera  de porter sous ses vêtements séculiers. Dom Mabillon, parcourant l'Italie, ne  manqua point d'aller la visiter. Elle devait mourir à 32 ans. Son corps, revêtu  de l'habit de l'Ordre, repose, à Ste-Justine de Padoue, dans la chapelle  réservée à la sépulture des moines.
           A la même époque,  la Mère Mecthilde du S. Sacrement recevait à l'oblature la comtesse de  Châteauvieux. Nous connaissons par l'Abbé Duquesne les détails de la vêture qui  eut lieu, dans la nuit, après Matines, et le même auteur nous a conservé la  petite allocution adressée par la « Vénérable Mère » à la nouvelle oblate,  lorsqu'elle eut revêtu la tunique, la ceinture de cuir, le scapulaire et le  voile.
           L'oblature  devait suivre, au XVIIIe siècle, les destins de l'Ordre monastique et agoniser  avec lui. Elle sera relevée, au XIXe siècle par le grand moine qui restaura en  Fiance l'ordre de S. Benoît, Dom Prosper Guéranger, premier abbé de Solesmes.  Ses pensées sur cet objet ont été réunies dans un petit opuscule intitulé : L'Église ou la Société de la Louange divine.  Plus tard l'Oblature fut révélée au grand public par un célèbre oblat de  Ligugé, l'écrivain Huysmans dont le livre l'Oblat n'a pas été sans influence sur la progression de l'oblature. Depuis elle n'a  cessé de prospérer et d'être un instrument efficace de rénovation chrétienne  dans une société aux trois quarts paganisée. En 1898, S. S. Léon XIII, dans un  bref du 18 juin avait fixé les privilèges des Oblats bénédictins. En juillet  1904 S. S. Pie X, sur la demande du Révérendissime Abbé Primat de l'Ordre, Dom  Hildebrand de Hemptine, approuvait et confirmait leurs statuts. Désormais les  Oblats bénédictins ont dans leur Ordre et dans l'Église une situation  juridique.
[…]
Puisse cet humble travail aider les enfants de Saint Benoît, vivant au milieu du monde, à se pénétrer de l'esprit de celui que nous avons le bonheur de pouvoir appeler notre Bienheureux Père. Il n'a pas d'autre raison d'être.
Ut in omnibus glorificetur Deus.






